Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/285

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que ce peu de sang que verse le bourreau ? la goutte d’eau qui suinte d’un réservoir, le gland meurtri qui tombe d’un chêne. Un innocent condamné par un juge, c’est une conséquence de la distribution de la justice, comme la chute d’un couvreur du haut d’une maison est la conséquence de ce que l’homme s’abrite sous un toit. Sur mille bouteilles que coule un ouvrier, il en casse au moins une ; sur mille arrêts que rend un juge, il faut qu’il y en ait au moins un de travers. C’est un mal prévu, et contre lequel il n’y aurait d’autre remède nécessaire que de supprimer toute justice. Soit une vieille femme qui épluche des lentilles : que diriez-vous d’elle si, dans la crainte d’en jeter une bonne à terre, elle conservait toutes les ordures qui s’y trouvent ? N’en serait-il pas de même d’un juge qui, dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dix coupables ?

» Puis la condamnation d’un innocent est chose rare ; elle fait époque dans les annales de la justice. Il est presque impossible qu’il se réunisse contre un homme un concours fortuit de circonstances telles qu’elles fassent peser sur lui des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même, du reste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu’il y a dans la pose d’un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le son de sa voix, des éléments de conviction auxquels le juge ne peut se soustraire. Puis la mort d’un innocent, ce n’est qu’un malheur particulier, tandis que l’absolution d’un coupable est une calamité publique. Le crime écoute à la porte de vos salles d’audience ; il sait ce qui se passe, il calcule les chances de salut que lui laisse votre indulgence. Il vous applaudit quand, par une circonspection exagérée, il vous voit absoudre un coupable ; car c’est lui-même que vous absolvez. Il ne faut pas, sans doute, que la justice soit trop sévère ; mais, quand elle est trop indulgente, elle abdique, elle s’annule elle-même. Dès lors, les hommes prédestinés au crime s’abandonnent sans crainte à leurs instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves la face sinistre du bourreau ; entre eux et leurs victimes il n’y a plus d’échafaud