Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/294

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homards empanachés qui m’ont presque insulté ; pourriez-vous me dire à quelle famille de crustacés appartiennent ces drôles ?

— Ah ! diable, fit le tabellion quasi effrayé, n’allez pas tourner de ce côté vos plaisanteries ; l’un d’eux, M. de Pont-Cassé, est le plus dangereux duelliste de notre époque, et de tous ceux qui sont allés avec lui sur le pré, personne n’est encore revenu sain et sauf.

— Nous verrons bien, dit mon oncle.

Deux heures ayant sonné au clocher du bourg, il prit son ami le tabellion par le bras et se rendit avec lui chez M. Minxit ; la société était déjà réunie dans le salon, et l’on n’attendait plus qu’eux pour se mettre à table.

Les deux hobereaux, qui se croyaient avec ces manants comme dans un pays conquis, s’emparèrent de prime abord de la conversation. M. de Pont-Cassé ne cessait de friser ses moustaches, de parler de la cour, de ses duels et de ses prouesses amoureuses. Arabelle, qui n’avait jamais ouï choses si magnifiques, prenait un grand plaisir à ses discours. Mon oncle s’en aperçut bien, mais comme Mlle Minxit lui était indifférente, cela ne le regardait, pensait-il, en aucune façon. M. de Pont-Cassé, piqué du peu d’effet qu’il produisait sur Benjamin, lui adressa quelques allusions qui effleuraient l’insolence ; mais mon oncle, sûr de sa force, dédaignait d’y faire attention, et ne s’occupait que de son verre et de son assiette. M. Minxit se scandalisa de la voracité insoucieuse de son champion.

— Tu ne comprends donc pas ce que veut dire M. de Pont-Cassé ! s’écria le bonhomme ; à quoi penses-tu donc, Benjamin ?

— À dîner, monsieur Minxit, et je vous conseille d’en faire autant ; car c’est pour cela que vous nous avez invités, je pense.

M. de Pont-Cassé avait trop d’orgueil pour croire qu’on pût l’épargner ; il prit le silence de mon oncle pour un aveu de son infériorité, et il en vint à des attaques plus directes.

— Je vous ai entendu appeler de Rathery, dit-il à Benjamin ; j’ai connu, c’est-à-dire j’ai vu, car on ne connaît pas de pareilles gens, un Rathery dans les palefreniers du roi ; serait-ce, par hasard, votre parent ?

Mon oncle dressa les oreilles comme un cheval qui reçoit un coup de fouet.

— Monsieur de Pont-Cassé, répondit-il, les Rathery ne se sont jamais faits domestiques de cour, sous quelque livrée que ce fût. Les Rathery ont l’âme fière, monsieur ; ils ne veulent manger que le pain qu’ils gagnent, et ce sont eux qui paient, avec quelques millions d’autres, les gages de cette valetaille de toutes les couleurs qu’on veut bien appeler courtisans !

Il se fit un silence solennel dans l’assemblée, et chacun applaudissait mon oncle du regard.

— Monsieur Minxit, ajouta-t-il, un morceau, s’il vous plaît, de ce pâté ; il est excellent, et je parierais bien que le lièvre avec lequel on l’a fait n’était pas gentilhomme.

— Monsieur, dit l’ami de M. de Pont Cassé, prenant une attitude martiale, que voulez-vous dire avec votre lièvre ?

— Qu’un gentilhomme, répondit froidement mon oncle, ne serait pas bon dans un pâté ; voilà tout ce que je voulais dire.

— Messieurs, dit M. Minxit, il est bien entendu que vos discussions ne doivent pas dépasser les bornes de la plaisanterie.

— Entendu, dit M. de Pont-Cassé ; à la rigueur, les allusions de M. de Rathery seraient bien de nature à offenser deux officiers du roi, qui n’ont pas l’honneur d’être, comme lui, de la roture ; cependant, à son habit rouge et à sa grande épée, je l’avais pris d’abord pour un des nôtres, et je tressaille encore, comme l’homme qui a été sur le point de prendre un serpent pour une anguille, en songeant que j’ai failli fraterniser avec lui. Il n’y a que cette grande queue qui frétille sur ses épaules qui m’a détrompé.

— Monsieur de Pont-Cassé, s’écria M. Minxit, je ne souffrirai point…

— Laissez, mon bon monsieur Minxit, fit mon oncle ; l’insolence est l’arme de ceux qui ne savent pas manier la flexible houssine de la plaisanterie. Pour moi, je n’ai aucune erreur à me reprocher à l’égard de M. de Pont-Cassé, car je n’ai pas encore fait attention à lui.

— À la bonne heure, dit M. Minxit.

Le mousquetaire, qui se piquait d’être un mystificateur fort plaisant, et qui savait que, dans les combats de l’esprit comme dans ceux de l’épée, la fortune est journalière, ne se découragea pas pour cela.

— Monsieur Rathery, poursuivit-il, monsieur le chirurgien Rathery, savez-vous qu’entre nos deux professions il y a plus d’analogie que vous ne le pensez ; je parierais mon cheval alezan brûlé contre votre habit rouge que vous avez tué plus de monde cette année que moi dans ma dernière campagne.

— Vous gagneriez, monsieur de Pont-Cassé, répondit froidement mon oncle, car cette année j’ai eu le malheur de perdre un malade ; il est mort hier du charbon.

— Bravo, Benjamin ! bravo, le peuple ! s’écria M. Minxit, ne pouvant plus contenir sa joie. Vous voyez, mon gentilhomme, que tous les gens d’esprit ne sont pas à la cour.

— Vous en êtes plus que tout autre la preuve, monsieur Minxit, répondit le mousquetaire, déguisant la mortification de sa défaite sous un front serein.