Aller au contenu

Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

curien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse, et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et de noblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cette folie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chez l’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale, qu’on voudrait toujours raisonner ainsi. S’il eût pu s’enivrer en lisant la messe, il eût lu la messe tous les jours. Mon oncle Benjamin avait des principes : il prétendait qu’un homme à jeun était un homme encore endormi ; que l’ivresse eût été un des plus grands bienfaits du Créateur, si elle n’eût fait mal à la tête ; et que la seule chose qui donnât à l’homme la supériorité sur la brute, c’était la faculté de s’enivrer.

La raison, disait mon oncle, ce n’est rien ; c’est la puissance de sentir les maux présents, de se souvenir des maux passés, et de prévoir les maux à venir. Le privilège d’abdiquer sa raison est seul quelque chose. Vous dites que l’homme qui noie sa raison dans le vin s’abrutit : c’est un orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos. Croyez-vous donc que la condition de la brute soit pire que la vôtre ? Quand vous êtes tourmenté par la faim, vous voudriez bien être ce bœuf qui paît dans l’herbe jusqu’au ventre ; quand vous êtes en prison, vous voudriez bien être l’oiseau qui fend d’une aile libre l’azur des cieux ; quand vous êtes sur le point d’être exproprié, vous voudriez bien être ce vilain limaçon auquel personne ne dispute sa coquille.

L’égalité que vous rêvez, la brute en est en possession. Il n’y a, dans les forêts, ni rois, ni nobles, ni tiers-état. Le problème de la vie commune que cherchent en vain vos philosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles, l’ont résolu depuis des milliers de siècles. Les animaux n’ont point de médecins ; ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, ni bancals, et ils n’ont pas peur de l’enfer.

Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il y avait trois ans