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T r a g é d i e.

Conſidérez l’abyme où va vous engager
Une folle habitude à ne rien ménager.
Vous croyez vous venger, vous vous perdez vous-même,
Et de plus, un amant qui peut-être vous aime.
Le dépit n’a jamais ſatisfait ſes tranſports,
Qu’il n’ait livré notre ame à d’éternels remords.
L’amour le mieux vengé, quelle que ſoit l’offenſe,
Eſt ſouvent le premier à pleurer ſa vengeance :
On punit l’inconſtant, mais on perd en un jour
L’objet de ſa tendreſſe, & l’eſpoir d’un retour.
Enfin, que ſavez-vous ſi l’on aime Tullie ?
A travers les fureurs dont votre ame eſt ſaiſie,
Croyez-vous que l’amour éclaire aſſez vos yeux
Pour percer les replis d’un cœur ambitieux ?
Vous ſavez les projets que votre amant médite,
En pénétrez-vous bien le détail & la ſuite ?
Un homme tel que lui doit-il à découvert
Se montrer ſans prudence au grand jour qui le perd ?
Peut-il porter trop loin l’artifice & la feinte ?
Non, il faut que ſon cœur ne ſoit qu’un labyrinthe,
Que l’amour même en vain y cherche des ſecrets
Que pour lui la raiſon & l’honneur n’ont point faits.
L’uſage qu’aujourd’hui vous avez oſé faire
Des ſecrets dont l’amour vous fit dépoſitaire,
Ne vous prouve que trop, malgré votre dépit,
Pour peu qu’il ait parlé, qu’il n’en a que trop dit.

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