Page:Œuvres de Schiller, Théâtre I, 1859.djvu/13

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son esprit aux dépens de la religion, si bien qu’on ne passe plus guère pour un génie, si l’on ne laisse son satyre ivre et impie fouler aux pieds les plus saintes vérités qu’elle enseigne. La noble simplicité de l’Écriture est condamnée à se voir insultée et tournée en caricature ridicule, dans les assemblées quotidiennes de ces prétendus beaux esprits ; car, qu’y a-t-il de si saint, de si vénérable, qui ne puisse, quand on le fausse et le dénature, devenir un objet de risée ?... Je puis me flatter, je pense, d’avoir offert à la religion et à la vraie morale une vengeance non vulgaire, en livrant ces contempteurs frivoles de l’Écriture à l’horreur du monde, dans la personne des plus infâmes de mes brigands.

Mais ce n’est pas tout. Ces caractères immoraux, dont j’ai parlé tout à l’heure, devaient briller par certaines parties, gagner même souvent du côté de l’esprit ce qu’ils perdaient du côté du cœur. En cela, je n’ai fait, pour ainsi dire, que copier littéralement la nature. Chacun, même le plus pervers, porte, en une certaine mesure, l’empreinte de la divine ressemblance, et peut-être le grand scélérat a-t-il moins de chemin à faire que le petit pour devenir grand dans le bien ; car la moralité est en proportion avec les forces, et, plus les facultés sont grandes, plus grand et plus monstrueux est leur égarement, plus condamnable leur perversion.

L’Adramélech de Klopstock éveille en nous un sentiment où l’admiration se confond avec l’horreur. Nous suivons le Satan de Milton avec un étonnement plein d’effroi, à travers l’impraticable Chaos. La Médée des anciens tragiques garde, malgré tous ses attentats, une grandeur dont on est stupéfait, et le Richard de Shakspeare est aussi indubitablement admiré du lecteur qu’il en serait haï s’il était là en personne devant son soleil. Si mon objet est de représenter des hommes complets, il faut que je tienne compte aussi de leurs perfections, car le plus pervers n’en est jamais entièrement dépourvu. Si je veux mettre en garde contre le tigre, je ne dois pas passer sous silence sa belle peau, brillante et tachetée, pour qu’on ne puisse pas méconnaître le tigre en l’ayant sous les yeux. D’ailleurs, l’homme qui n’est que méchanceté, n’est en aucune façon du domaine de l’art, et il n’exerce qu’une action répulsive, au lieu de capti-