Page:Œuvres de Schiller, Théâtre I, 1859.djvu/14

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ver l’attention du lecteur. On tournerait volontiers le feuillet, quand c’est lui qui parle. Une âme noble ne supporte pas plus une dissonance morale continue, que l’oreille le grincement d’un couteau sur du verre.

Mais, précisément à cause de cela, je dissuaderais moi-même de hasarder ma pièce sur la scène. Il faut qu’il y ait des deux parts, chez le poëte et chez son lecteur, un certain degré de force d’esprit : chez celui-là, pour qu’il ne pare point le vice ; chez celui-ci, pour qu’il ne se laisse pas aller, séduit par de beaux côtés, à estimer jusqu’au fond haïssable. Pour ce qui me touche, qu’un tiers décide... mais pour mes lecteurs, je n’ai pas une entière sécurité. La plèbe, et par là je suis loin d’en tendre uniquement les balayeurs des rues, la plèbe (entre nous soit dit) étend au loin ses racines, et malheureusement c’est elle qui donne le ton. Ayant la vue trop courte pour embrasser l’ensemble de ma conception, l’esprit trop petit pour en comprendre la grandeur,trop de malignité pour vouloir y trouver le bien que j’ai en vue, elle ferait presque avorter, je le crains, mes bonnes intentions ; peut-être croirait-elle voir l’apologie du vice, là même où je le terrasse, et rendrait-elle responsable de sa propre sottise le pauvre poëte, envers qui l’on est communément prêt à tout, si ce n’est à lui rendre justice.

C’est l’éternel da capo de l’histoire d’Abdère et de Démocrite, et nos bons Hippocrates seraient forcés d’épuiser des plants entiers d’ellébore, s’ils voulaient guérir le mal par une décoction efficace[1]. Que les amis de la vérité se réunissent, aussi nombreux que vous voudrez, pour faire la leçon à leurs concitoyens du haut de la chaire et sur la scène, la plèbe ne cessera pas pour cela d’être la plèbe, dût le soleil et la lune changer de forme, et le ciel et la terre s’user comme un vêtement. Peut-être aurais-je dû, dans l’intérêt de ceux qui sont faibles de cœur, être moins fidèle à la nature ; mais, parce que l’insecte que nous connaissons tous cherche du fumier jusque dans les perles, parce qu’on a des exemples que le feu

  1. Les Abdéritains, croyant que Démocrite était fou, prièrent Hippocrate de le venir traiter. Celui-ci étant venu à Abdère, fut fort surpris de la grande sagesse de Démocrite, et dit que c’étaient les Abdéritains, et non Démocrite, qui avaient besoin d’ellébore. (Note de l’auteur.)