Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reçu ses formes de la nature qui allie tout, et le second de l’entendement qui sépare tout.
C'est la civilisation elle-même qui a fait cette blessure au monde moderne. Aussitôt que, d’une part, une expérience plus étendue et une pensée plus précise eurent amené une division plus exacte des sciences, et que, de l’autre, la machine plus compliquée des États eut rendu nécessaire une séparation plus rigoureuse des classes et des tâches sociales, le lien intime de la nature humaine fut rompu, et une lutte pernicieuse fit succéder la discorde à l’harmonie qui régnait entre ses forces diverses. La raison intuitive et la raison spéculative se renfermèrent hostilement dans leurs domaines séparés, dont elles commencèrent à garder les frontières avec méfiance et jalousie, et l’homme, en restreignant son activité à une seule sphère, s’est donné au dedans de soi-même un maître qui finit assez souvent par opprimer les autres facultés. Tandis qu’ici une imagination luxuriante ravage les plantations qui ont coûté tant de peines à l’intelligence, là, l’esprit d’abstraction étouffe le feu qui aurait pu réchauffer le cœur et enflammer l’imagination.
Ce bouleversement que l’art et l’érudition avaient commencé dans l’homme intérieur, l’esprit nouveau du gouvernement l’acheva et le rendit général. Sans doute, on ne pouvait s’attendre à ce que la simplicité d’organisation des premières républiques survécût à la naïveté des premières mœurs et des anciennes relations ; mais, au lieu de s’élever à un plus haut et plus noble degré de vie animale, cette organisation dégénéra en une commune et grossière mécanique. Cette nature de polype des États grecs, où chaque individu jouissait d’une vie indépendante et pouvait au besoin devenir un tout, fit place à une machine ingénieuse, où , du morcellement de parties in nombrables, mais inanimées, résulte dans l’ensemble une vie mécanique. Alors il-y eut rupture entre l’État et l’Église , entre les lois et les mœurs ; la jouissance fut séparée du travail, le moyen du but, l’effort de la récompense. Éternellement enchaîné à un seul petit fragment du tout, l’homme lui-même ne se forme que comme fragment ; n’ayant sans cesse dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être ; et, au lieu d’im