Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/212

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primer à sa nature le sceau de l’humanité, il finit par n’être plus que la vivante empreinte de l’occupation à laquelle il se livre, de la science qu’il cultive. Ce rapport même, partiel et mesquin, qui rattache encore à l’ensemble les membres isolés, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent volontairement (car comment oserait-on confier à leur libre arbitre une machine si compliquée qui redoute tant la lumière ? ) ; mais il leur est prescrit, avec une sévérité rigoureuse, par un formulaire où l’on tient enchaînée leur libre intelligence. La lettre morte prend la place du sens vivant, et une mémoire exercée devient un guide plus sûr que le génie et le sentiment.
Si la communauté fait de la fonction la mesure de l’homme, si elle ne demande à un de ses citoyens que la mémoire, à un autre que l’intelligence d’un nomenclateur, à un troisième que l’adresse mécanique ; si ; indifférente pour le caractère, elle n’exige ici que des connaissances, tandis que là, au contraire, elle tolère les plus épaisses ténèbres intellectuelles, en faveur d’un esprit d’ordre et de légalité ; si elle veut que, dans l’exercice de ces aptitudes particulières , le sujet gagne en intensité ce qu’elle lui permet de perdre en étendue, aurions-nous le droit de nous étonner que le reste des facultés de l’âme soit négligé pour la culture exclusive de celle qui procure honneur et profit ? A la vérité, nous savons qu’un génie vigoureux ne renferme pas son activité dans les limites de ses fonctions ; mais le talent médiocre consume, dans l’emploi qui lui est échu en partage, la somme totale de sa chétive énergie ; et en réserver quelque chose, sans préjudice de ses fonctions, pour des goûts d’amateur, dénote déjà un esprit qui sort du vulgaire. De plus, c’est rarement une bonne recommandation auprès de l’État qu’une capacité supérieure à la charge, ou un de ces nobles besoins intellectuels de l’homme de talent, qui rivalisent avec les devoirs de l’emploi. L’État est si jaloux de la possession exclusive de ses serviteurs qu’il se résoudra plus facilement (et qui pourrait lui en faire un crime ?) à partager son fonctionnaire avec la Vénus de Cythère qu’avec la Vénus Uranie.
Et c’est ainsi que graduellement la vie individuelle concrète est anéantie, afin que la totalité abstraite puisse prolonger son indigente existence, et l’État demeure éternellement étranger