Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/213

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aux citoyens, parce que le sentiment ne le découvre nulle part. Obligés de simplifier par la classification la multiplicité des citoyens, et de ne connaître l’humanité que par représentation et de seconde main, les gouvernants finissent par la perdre complétement de vue et par la confondre avec une simple création artificielle de l’entendement ; et, de leur côté, les gouvernés ne peuvent s’empêcher de recevoir froidement des lois qui s’adressent si peu à leur personnalité. Enfin, lasse d’entretenir un lien que l’État cherche si peu à alléger, la société positive tombe et se dissout (comme c’est depuis longtemps la destinée de la plupart des États de l’Europe) dans ce qu’on peut appeler un état de nature moral, où la puissance publique n’est qu’un parti de plus : haïe et trompée par ceux qui la rendent nécessaire, respectée seulement de ceux qui peuvent se passer d’elle.

Entre ces deux forces qui la pressaient au dedans et au de hors, l’humanité pouvait-elle bien prendre une direction autre que celle qu’elle a prise en effet ? En poursuivant, dans la sphère des idées, des biens et des droits imprescriptibles, l’esprit spéculatif dut devenir étranger au monde des sens et perdre de vue la matière pour la forme. De son côté l’esprit d’affaires, renfermé dans un cercle monotone d’objets, et rétréci là encore par des formules, dut perdre de vue la vie et la liberté de l’en semble et s’appauvrir en même temps que sa sphère. De même que le premier était tenté de modeler le réel sur l’intelligible, et d’élever les lois subjectives de son imagination à la hauteur de lois constitutives de l’existence des choses, le second se précipita dans l’extrême opposé, voulut faire d’une expérience particulière, fragmentaire, la mesure de toute observation, et appliquer à toutes les affaires sans exception les règles de son affaire à lui. L’un dut devenir la proie d’une vaine subtilité, l’autre d’un étroit pédantisme ; car celui-là était placé trop haut pour voir l’individu, et celui-ci trop bas pour dominer l’ensemble. Mais l’inconvénient de cette direction d’esprit ne se borna pas au savoir et à la production mentale ; elle s’étendit aussi au sentiment et à l’action. Nous savons que la sensibilité de l’âme dépend, pour le degré, de la vivacité, et pour l’étendue , de la richesse de l’imagination. Or, la prédominance de