Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/218

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sité. D’autre part, il faut que l’indépendance de son caractère soit assurée, et que sa soumission à des formes despotiques étrangères ait fait place à une liberté convenable, avant que l’on puisse subordonner en lui la variété à l’unité de l’idéal. Quand l’homme de la nature abuse encore si anarchiquement de sa volonté, on doit à peine lui montrer sa liberté ; quand l’homme façonné par la civilisation use encore si peu de sa liberté, on ne doit pas lui enlever son libre arbitre. La concession de principes libéraux devient une trahison envers l’ordre social , quand elle vient s’associer à une force qui est encore en fermentation, et accroître l’énergie déjà exubérante de la nature ; la loi de conformité sous un même niveau devient tyrannie envers l’individu, quand elle s’allie à une faiblesse déjà dominante et aux entraves naturelles, et qu’elle vient étouffer ainsi la dernière étincelle de spontanéité et d’originalité.
Le caractère du temps doit donc se relever d’abord de sa profonde dégradation morale : d’un côté, se soustraire à l’aveugle pouvoir de la nature , et de l’autre, revenir à sa simplicité, sa vérité et sa sève féconde : tâche suffisante pour plus d’un siècle. Toutefois, je l’accorde volontiers , plus d’une tentative particulière pourra réussir ; mais il n’en résultera aucune amélioration de l’ensemble ; et les contradictions de la conduite ne cesseront de protester contre l’unité des maximes. On pourra, dans d’autres parties du monde, honorer l’humanité dans la personne du nègre, et en Europe avilir l’humanité dans la personne du penseur. Les anciens principes resteront, mais ils adopteront le costume du siècle, et la philosophie prêtera son nom à une oppression qui jadis était autorisée par l’Église. Ici, effrayé par la liberté, qui à ses débuts s’annonce toujours comme une ennemie, on se jettera dans les bras d’une commode servitude, tandis que là, réduit au désespoir par une tutelle pédantesque, on se précipitera dans la sauvage licence de l’état de nature. L’usurpation invoquera la faiblesse de la nature humaine, et l’insurrection sa dignité, jusqu’à ce qu’enfin la grande souveraine de toutes les choses humaines, la force aveugle, intervienne et décide, comme un vulgaire pugilat, cette lutte prétendue des principes.