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LETTRES SUR L’ÉDUCATION ESTHÉTIQUE

D’où vient, en effet, cette domination encore si générale des préjugés, cette nuit des intelligences au sein de la lumière répandue par la philosophie et l’expérience ? Le siècle est éclairé, c’est-à-dire que les connaissances découvertes et vulgarisées seraient suffisantes pour rectifier au moins nos principes pratiques. L’esprit de libre examen a dissipé les opinions erronées qui longtemps défendirent l’accès de la vérité, et a miné le sol sur lequel le fanatisme et la tromperie avaient érigé leur trône. La raison s’est purifiée des illusions des sens et d’une sophistique mensongère, et la philosophie elle-même élève la voix et nous exhorte à rentrer dans le sein de la nature, à laquelle d’abord elle nous avait rendus infidèles… D’où vient donc que nous sommes toujours des barbares ?

Il faut qu’il y ait dans les esprits des hommes, puisque ce n’est pas dans les objets, quelque chose qui empêche de recevoir la vérité, malgré la vive lumière qu’elle répand, et de l’accepter, quelque grande que puisse être sa force de conviction. Ce quelque chose, un ancien sage l’a senti et exprimé dans cette maxime très-significative : Sapere aude[1].

Ose être sage ! Il faut un courage énergique pour triompher des empêchements que la paresse de la nature, aussi bien que la lâcheté du cœur, oppose à notre instruction. Ce n’est pas sans raison que le mythe antique fait sortir Minerve tout armée de la tête de Jupiter ; car c’est par la guerre qu’elle débute. Dès sa naissance, elle a à soutenir un rude combat contre les sens, qui ne veulent point être arrachés à leur doux repos. La plus grande partie des hommes est beaucoup trop lassée et trop énervée par la lutte avec la nécessité, pour pouvoir s’engager dans un nouveau et plus rude combat contre l’erreur. Contents s’ils peuvent échapper eux-mêmes au pénible labeur de la pensée, ils abandonnent volontiers à d’autres la tutelle de leurs idées ; et, s’il arrive que de plus nobles besoins s’agitent dans leur âme, ils s’attachent avec une foi avide aux formules que l’État et le clergé tiennent en réserve pour ce cas. Si ces hommes malheureux méritent notre compassion, notre juste mépris atteint ceux qui, affranchis des besoins par un plus

  1. « Ose être sage. »