Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/242

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elle offre de surface aux phénomènes : plus la part de monde que l’homme saisit est considérable, plus il développe en lui de virtualités. Plus la personnalité acquiert de force et de profondeur, et la raison de liberté, plus la part de monde que l’homme comprend est grande, plus il crée de formes au dehors de lui. Sa culture consistera donc : premièrement, à mettre la réceptivité en contact avec le monde par les points les plus nombreux possibles, et à élever la passivité au plus haut degré du côté du sentiment ; secondement, à procurer au pouvoir déterminatif l’indépendance la plus grande par rapport au pouvoir réceptif, et à élever l’activité au plus haut degré du côté de la raison. Par la réunion de ces deux qualités, l’homme associera le plus haut degré d’autonomie et de liberté avec le plus haut degré de plénitude d’existence, et, au lieu de se livrer au monde au point de s’y perdre, il l’absorbera plutôt en lui, avec toute l’infinité de ses phénomènes, et le soumettra à l’unité de sa raison.

Mais ce rapport, l’homme peut l’intervertir, et, par là, man quer de deux manières sa destination. Il peut transporter à la force passive l’intensité que demande la force active, empiéter par l’impulsion matérielle sur l’impulsion formelle, et faire du pouvoir réceptif le pouvoir déterminatif. Il peut attribuer à la force active l’extensibilité qui appartient à la passive, empiéter par l’impulsion formelle sur l’impulsion matérielle, et substituer le pouvoir déterminatif au pouvoir réceptif. Dans le premier cas il ne sera jamais moi ; dans le second, il ne sera jamais non-moi ; et dès lors, dans les deux cas, il ne sera ni l'un ni l'autre, par conséquent... il sera nul[1]..

  1. La fâcheuse influence qu’exerce sur nos pensées et nos actions la prépondérance de la sensibilité saute aux yeux de tout le monde ; mais ce qu’on ne voit pas avec la même facilité, quoique cela arrive aussi fréquemment et ait la même importance, c’est l’influence funeste qu’exerce la prépondérance de la rationalité sur notre connaissance et notre conduite. Parmi le grand nombre de cas qui se rapportent à ce que je dis là, qu’on me permette d’en rappeler seulement deux qui peuvent mettre en lumière le danger que présentent les empiétements de l’intelligence et du vouloir sur l’intuition et le sentiment.
    Une des causes principales de la lenteur des progrès que font chez nous les sciences naturelles, c’est évidemment le penchant général et presque invincible aux jugements téléologiques, dans lesquels, dès qu’on leur donne une valeur constitutive, le pouvoir déterminatif se substitue au pouvoir réceptif. Quelque