Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/122

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
TRAITÉ

jouit à l’exclusion de tous les autres. Si quelqu’un s’estime plus heureux parce qu’il a des avantages dont ses semblables sont privés, parce qu’il est plus favorisé de la fortune, celui-là ignore la vraie félicité, la béatitude ; et si la joie qu’il éprouve n’est pas une joie puérile, elle ne peut venir que d’un sentiment d’envie et d’un mauvais cœur. Ainsi c’est dans la seule sagesse et dans la connaissance du vrai que réside la félicité véritable et la béatitude de l’homme ; mais elle ne vient nullement de ce qu’un certain homme est plus sage que les autres, et de ce que les autres sont privés de la connaissance du vrai ; car cette ignorance n’augmente point sa sagesse et ne peut ajouter à son bonheur. Celui donc qui se réjouit de sa supériorité sur autrui se réjouit du mal d’autrui ; il est donc envieux, il est méchant ; il ne connaît pas la vraie sagesse, il ne connaît pas la vie véritable et la sérénité qui en est le fruit.

Lors donc que l’Écriture, pour exhorter les Hébreux à la sagesse, dit que Dieu les a choisis entre toutes les nations (Deutér., chap. x, vers. 15), qu’il est leur allié et non celui des autres peuples (Deutér., chap. iv, vers. 4, 7), qu’à eux seuls il a prescrit de justes lois (ibid., vers. 8), qu’à eux seuls il s’est fait connaître de préférence à tout autre peuple (ibid., vers. 32 et suiv.), il faut croire que Dieu se met à la portée des Hébreux, qui, ainsi qu’on l’a expliqué dans le chapitre précédent, et au témoignage de Moïse lui-même (Deutér., chap. ix, vers. 6), ne connaissaient pas la vraie béatitude. Car ils n’en eussent pas été moins heureux, si Dieu avait appelé au salut tous les hommes sans exception. Pour être également favorable aux autres peuples, il ne leur eût pas été moins propice, et les lois qu’il leur donna n’eussent pas été moins justes, ni eux moins sages, ni les miracles de Dieu de plus éclatants témoignages de sa puissance, s’il les avait faits aussi en faveur du reste des nations ; enfin les Hébreux eussent été également obligés d’honorer Dieu, si Dieu avait répandu également tous ces dons parmi tous les