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TRAITÉ

les comprendre, sont accusés de nier Dieu, ou du moins la providence de Dieu. Tant que la nature suit son cours ordinaire, on s’imagine que Dieu ne fait rien ; et réciproquement, pendant que Dieu agit, la puissance de la nature semble suspendue et ses forces oisives, de façon qu’on établit ainsi deux puissances distinctes l’une de l’autre, celle de Dieu et celle de la nature, laquelle toutefois est déterminée par Dieu d’une certaine façon, ou, comme la plupart le croient maintenant, créée par lui. Mais qu’entend-on par chacune de ces puissances, Dieu et la nature ? voilà ce que le vulgaire ne sait pas ; la puissance de Dieu, c’est pour lui quelque chose comme l’autorité royale ; la nature, c’est une force impétueuse et aveugle. Le vulgaire donne donc aux phénomènes extraordinaires de la nature le nom de miracles, c’est-à-dire d’ouvrages de Dieu, et soit par dévotion, soit en haine de ceux qui cultivent les sciences naturelles, il se complaît dans l’ignorance des causes, et ne veut entendre parler que de ce qu’il admire, c’est-à-dire de ce qu’il ignore. Le seul moyen pour lui d’adorer Dieu et de rapporter toutes choses à son empire et à sa volonté, c’est de supprimer les causes naturelles, de bouleverser l’ordre des choses, et de se représenter la puissance de la nature enchaînée par celle de Dieu.

Si l’on cherche l’origine de ces préjugés, il faut, à ce qu’il me semble, remonter jusqu’aux premiers Hébreux. On sait que les nations païennes de cette époque adoraient des dieux visibles, comme le Soleil, la Lune, la Terre, l’Eau, l’Air, etc. Pour les convaincre d’erreur, pour leur montrer que ces divinités faibles et changeantes étaient sous l’empire d’un Dieu invisible, les Hébreux racontaient les miracles dont ils avaient été témoins, s’efforçant de prouver en outre par ces récits que le Dieu qu’ils adoraient gouvernait la nature entière pour leur seul avantage. Cet exemple a séduit si fortement les hommes qu’ils n’ont pas cessé depuis lors d’imaginer les miracles ; chaque nation a voulu faire croire qu’elle est