Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/46

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Le disciple, sans s’étonner, lui repartit : “ Qu’il connaissait le poids de la menace, et qu’en revanche de la peine qu’il avait prise à lui apprendre la langue hébraïque, il voulait bien lui enseigner la manière d’excommunier. ” À ces paroles, le rabbin en colère vomit tout son fiel contre lui, et, après quelques froids reproches, rompt l’assemblée, sort de la synagogue, et jure de n’y revenir que la foudre à la main. Mais quelque serment qu’il en fît, il ne croyait pas que son disciple eût le courage de l’attendre.

Il se trompa pourtant dans ses conjectures ; car la suite fit voir que, s’il était bien informé de la beauté de son esprit, il ne l’était pas de sa force. Le temps qu’on employa depuis pour lui représenter dans quel abîme il allait se jeter s’étant passé inutilement, on prit jour pour l’excommunier. Aussitôt qu’il l’apprit il se disposa à la retraite, et bien loin de s’en effrayer : “ À la bonne heure, dit-il à celui qui lui en apporta la nouvelle, on ne me force à rien que je n’eusse fait de moi-même, si je n’avais craint le scandale ; mais puisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans le chemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors d’Égypte [1]. Quoique ma subsistance ne soit pas mieux fondée que la leur, je n’emporte rien à personne, et quelque injustice qu’on me fasse, je puis me vanter qu’on n’a rien à me reprocher. ”

Le peu d’habitude qu’il avait depuis quelque temps avec les juifs l’obligeait d’en faire avec les chrétiens ; il avait lié amitié avec des personnes d’esprit, qui lui dirent que c’était dommage qu’il ne sût ni grec, ni latin, quelque versé qu’il fût dans l’hébreu, dans l’italien, dans l’espagnol, sans parler de l’allemand, du flamand et du portugais. qui étaient ses langues naturelles.

Il comprenait assez de lui-même combien ces langues savantes lui étaient nécessaires ; mais la difficulté était de trouver le moyen de les apprendre, n’ayant ni bien, ni naissance, ni amis pour le pousser. Comme il y pensait incessamment, et qu’il en parlait en toute rencontre, Van den Enden, qui enseignait avec succès le grec et le latin, lui offrit ses soins et sa maison, sans exiger d’autre reconnaissance que de lui aider quelque temps à instruire ses écoliers quand il en serait devenu capable. Cependant Morteira, irrité du mépris que son disciple faisait de lui et de la Loi, changea son amitié en haine, et goûta en le foudroyant le plaisir que trouvent les âmes basses dans la vengeance.

L’excommunication des juifs [2] n’a rien de fort particulier ; cependant, pour ne rien omettre de ce qui peut instruire le lecteur, j’en toucherai ici les principales circonstances.

Le peuple étant assemblé dans la synagogue, cette cérémonie, qu’ils

  1. Il faisait allusion à ce qui est dit dans l’Exode, XII, 35, 36, que les Hébreux emportèrent aux Égyptiens les vaisseaux d’or et d’argent et les vêtements qu’ils leur avaient empruntés par l’ordre de Dieu.
  2. On trouvera dans le traité de Seldenus, De Jure naturæ et gentium, le formulaire de l’excommunication ordinaire dont les juifs se servent pour retrancher de leur corps les violateurs de leur loi.