Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/45

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Ce faux bruit semé à la sourdine devint bientôt public, et quand ils virent l’occasion propice à le pousser plus vivement, ils firent leur rapport aux sages de la synagogue, qu’ils animèrent de telle manière, que, sans l’avoir entendu, peu s’en fallut qu’ils ne le condamnassent.

L’ardeur du premier feu passée (car les sacrés ministres du temple ne sont pas plus exempts de colère que les autres), ils le firent sommer de comparaître devant eux. Lui, qui sentait que sa conscience ne lui reprochait rien, alla gaiement à la synagogue, où les juifs lui dirent d’un visage abattu et en personnages rongés du zèle de la maison de Dieu : qu’après les bonnes espérances qu’ils avaient conçues de sa piété, ils avaient de la peine à croire le mauvais bruit qui courait de lui, qu’ils l’avaient appelé pour en savoir la vérité, et que c’était dans l’amertume de leur cœur qu’ils le citaient pour rendre raison de sa foi ; qu’il était accusé du plus noir et du plus énorme de tous les crimes, qui est le mépris de la Loi ; qu’ils souhaitaient ardemment qu’il pût s’en laver ; mais que, s’il était convaincu, il n’y avait point de supplice assez rude pour le punir.

Ensuite ils le conjurèrent de leur dire s’il était coupable ; et quand ils virent qu’il le niait, ses faux amis, qui étaient présents, s’étant avancés, déposèrent effrontément qu’ils l’avaient ouï se moquer des juifs, comme les gens superstitieux, nés et élevés dans l’ignorance, qui ne savent ce que c’est que Dieu, et qui néanmoins ont l’audace de se dire son peuple, au mépris des autres nations. Que, pour la Loi, elle avait été instituée par un homme plus adroit qu’eux, à la vérité, en matière de politique, mais qui n’était guère plus éclairé dans la physique, ni même dans la théologie, qu’avec une once de bon sens on en pouvait découvrir l’imposture, et qu’il fallait être aussi stupides que les Hébreux du temps de Moïse pour s’en rapporter à ce galant homme.

Cela joint à ce qu’il avait dit de Dieu, des anges et de l’âme et que ses accusateurs n’oublièrent pas de relever, ébranla les esprits, et leur fit crier anathème, avant même que l’accusé eût le temps de se justifier.

Les juges, animés d’un saint zèle pour venger leur Loi profanée, interrogent, pressent, menacent, et tâchent d’intimider. Mais à tout cela l’accusé ne repartit autre chose, sinon que ces grimaces lui faisaient pitié, que sur la déposition de si bons témoins, il avouerait ce qu’ils disaient, si, pour le soutenir, il ne fallait pas des raisons incontestables.

Cependant Morteira étant averti du danger où était son disciple courut aussitôt à la synagogue, où ayant pris place auprès des juges, il lui demanda s’il avait oublié les bons exemples qu’il lui avait donnés, si sa révolte était le fruit du soin qu’il avait pris de son éducation, et s’il ne craignait pas de tomber entre les mains du Dieu vivant ; que le scandale était déjà grand, mais qu’il y avait encore lieu à la repentance.

Après que Morteira eut épuisé sa rhétorique, sans pouvoir ébranler la fermeté de son disciple, d’un ton plus redoutable, et en chef de la synagogue, il le pressa de se déterminer à la repentance ou à la peine, et protesta de l’excommunier, s’il ne leur donnait à l’instant des marques de résipiscence.