Page:Œuvres de Théophile Gautier - Poésies, Volume 1.djvu/250

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Gothique Albert Durer, oh ! que profondément
Tu comprenais cela dans ton cœur d’Allemand !
Que de virginité, que d’onction divine
Dans ces pâles yeux bleus, où le ciel se devine !
Comme on sent que la chair n’est qu’un voile à l’esprit !
Comme sur tous ces fronts quelque chose est écrit,
Que nos peintres sans foi ne sauraient pas y mettre,
Et qui se lit partout dans ton œuvre, ô grand maître !
C’est que tu n’avais pas, lui faisant double part,
D’autre amour dans le cœur que celui de ton art ;
C’est que l’on ne dit pas, voyant aux galeries
L’ovale gracieux de tes belles Maries,
O mon chaste poëte ! ô mon peintre chrétien !
Comme de Raphaël et comme de Titien,
Voici la Fornarine, ou bien la Muranèse.
Tout terrestre désir devant elle s’apaise,
Car tu ne t’en vas point, tout rempli de ton Dieu,
Emprunter ta madone à quelque mauvais lieu.
Tu ne t’accoudes pas sur les nappes rougies,
Tu ne fais pas soûler dans de sales orgies,
L’art, cet enfant du ciel sur le monde jeté
Pour que l’on crût encore à la sainte beauté.
Tu n’avais ni chevaux, ni meute, ni maîtresse ;
Mais, le cœur inondé d’une austère tristesse,
Tu vivais pauvrement à l’ombre de la Croix,
En Allemand naïf, en honnête bourgeois,
Tapi comme un grillon dans l’âtre domestique ;
Et ton talent caché, comme une fleur mystique,
Sous les regards de Dieu, qui seul le connaissait,
Répandait ses parfums et s’épanouissait.
Il me semble te voir au coin de ta fenêtre
Étroite, à vitraux peints, dans ton fauteuil d’ancêtre.
L’ogive encadre un fond bleuissant d’outremer,
Comme dans tes tableaux ; ô vieil Albert Durer !