Page:Œuvres de Théophile Gautier - Poésies, Volume 2, Lemerre, 1890.djvu/106

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Gouffres vertigineux et torrents en courroux.
Je le sais, je le sais. Déception amère !
Hélas ! j’ai trop souvent pris au vol ma chimère !
Je connais quels replis terminent ces beaux corps,
Et la sirène peut m’étaler ses trésors :
À travers sa beauté je vois, sous les eaux noires,
Frétiller vaguement sa queue et ses nageoires.
Aussi ne vais-je pas, de vains mots ébloui,
Chercher sous d’autres cieux mon rêve épanoui ;
Je ne crois pas trouver devant moi, toutes faites,
Au coin des carrefours, les strophes des poètes,
Ni pouvoir en passant cueillir à pleines mains
Les fleurs de l’idéal aux chardons des chemins.
Mais je suis curieux d’essayer de l’absence,
Et de voir ce que peut cette sourde puissance ;
Je veux savoir quel temps, sans être enseveli,
Je flotterai sur l’eau qui ne garde aucun pli,
Et dans combien de jours, comme un peu de fumée,
Des cœurs éteints s’envole une mémoire aimée.

Le voyage est un maître aux préceptes amers :
Il vous montre l’oubli dans les cœurs les plus chers,
Et vous prouve — ô misère et tristesse suprême ! —
Qu’ingrat à votre tour, vous oubliez vous-même !
Pauvre atome perdu, point dans l’immensité,
Vous apprenez ainsi votre inutilité.
Votre départ n’a rien dérangé dans le monde,
Déjà votre sillon s’est refermé sur l’onde.
Oublié par les uns, aux autres inconnu,
Dans des lieux où jamais votre nom n’est venu,
Parmi des yeux distraits et des visages mornes,
Vous allez sur la terre et sur la mer sans bornes.
Par l’absence à la mort vous vous accoutumez.
Cependant l’araignée à vos volets fermés