Page:Œuvres de Vauvenargues (1857).djvu/206

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Parlerai-je comme je pense[1] ? Quelques lumières qu’on acquière encore, et en quelque siècle que ce puisse être, je suis vivement persuadé que dans le monde intelligent, comme dans le monde politique, le plus grand nombre des hommes sera toujours peuple.

À la vérité, on ne croira plus aux sorciers[2] et au sabbat dans un siècle tel que le nôtre ; mais on croira encore à Calvin et Luther. On parlera de beaucoup de choses, comme si elles avaient des principes évidents, et on disputera en même temps de toutes choses, comme si toutes étaient incertaines ; on blâmera un homme de ses vices, et on ne saura point s’il y a des vices ; on dira d’un poëte qu’il est sublime, parce qu’il aura peint un grand personnage, et ces sentiments héroïques, qui font la grandeur du tableau, on les méprisera dans l’original. On n’estimera plus les vers de Colletet, mais on critiquera ceux de Racine et on lui refusera nettement d’être poëte ; on méprisera les romans, et on ne lira pas autre chose. L’effet d’une grande multiplicité d’idées, c’est d’entraîner dans des contradictions les esprits faibles ; l’effet de la science est d’ébranler la certitude, et de confondre les principes les plus manifestes[3].

Nous nous étonnons cependant des erreurs prodigieuses.

  1. Add. : « Très peu de gens sont capables de faire un bon usage de l’esprit d’autrui ; les connaissances se multiplient, mais le bon sens est toujours rare. »
  2. Le 22 décembre 1691, des bergers de Brie furent condamnés, par arrêt du Parlement de Paris, à faire amende honorable, et à être pendus et brulés comme atteints et convaincus de superstitions, impiétés, sacrilèges, poisons, maléfices, et d’avoir fait mourir des chevaux et des bestiaux. Il n’y avait donc pas longtemps, lorsque l’auteur écrivait, que l’on ne croyait plus aux sorciers. — F.
  3. Add. : « Les objets présentés sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni se développer, ni se peindre distinctement dans l’esprit des hommes. Capables de concilier toutes leurs idées, ils prennent les divers côtés d’une même chose pour des contradictions de sa nature. Leur vue se trouble et s’égare dans cette multitude de rapports que les moindres objets leur offrent ; cette pluralité de relations détruit à leurs yeux l’unité des sujets. Les disputes des philosophes achèvent de décourager leur ignorance : dans ce combat opiniâtre de tant de sectes, ils n’examinent point si quelqu’un a vaincu et a fait pencher la balance ; il suffit qu’on ait contesté tous les principes, pour qu’ils les croient généralement problématiques, et ils se jettent dans un doute universel : de là le pyrrhonisme, qui replonge le genre humain dans l’ignorance, parce qu’il sape le fondement de toutes les sciences. De là vient aussi que quelques personnes appellent notre savoir mal entendu, et notre politesse même, barbarie. »