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RÉFLEXIONS

roi d’Espagne tout puissant qu’il est, ne peut rien à Lucques. Les bornes de nos talents sont encore plus inébranlables que celles des empires ; et on usurperait plutôt toute la terre que la moindre vertu[1].

275. La plupart des grands personnages ont été les hommes de leur siècle les plus éloquents ; les auteurs des plus beaux systèmes, les chefs de parti et de sectes, ceux qui ont eu dans tous les temps le plus d’empire sur l’esprit des peuples, n’ont dû la meilleure partie de leur succès qu’à l’éloquence vive et naturelle de leur âme. Il ne paraît pas qu’ils aient cultivé la poésie avec le même bonheur[2] : c’est que la poésie ne permet guère que l’on se partage, et qu’un art si sublime et si pénible se peut rarement allier avec l’embarras des affaires et les occupations tumultuaires de la vie ; au lieu que l’éloquence se mêle partout, et qu’elle doit la plus grande partie de ses séductions à l’esprit de médiation et de manége, qui forme les hommes d’État et les politiques, etc.

276. C’est une erreur dans les Grands de croire qu’ils peuvent prodiguer sans conséquence leurs paroles et leurs promesses : les hommes souffrent avec peine qu’on leur ôte ce qu’ils se sont, en quelque sorte, approprié par l’espérance ;

  1. [Bien. — V.]
  2. Add. : [« Cet art, n’ayant point de rapport aux occupations ordinaires, et étant plus propre à nous détourner de la fortune et des affaires qu’à nous y servir, demande trop d’application, et absorbe trop l’esprit des hommes qui sont nés pour l’action. »] — Autre Add. : « Des hommes de ce caractère, qui portaient si loin leurs idées, n’avaient pas assez de loisir pour un art qui n’a nul rapport aux occupations ordinaires, et ne s’allie pas aux devoirs et aux bienséances du monde. Cependant, la plupart ont aimé la poésie et la musique même, qui est une autre sorte de poésie ; mais ils regardaient l’une et l’autre comme un simple délassement, et n’osaient en faire une étude ; ces sublimes amusements prendraient trop de temps dans la vie de ceux qui la vouent à l’action. » — Dans la 1re édition, cette pensée faisait partie d’une série de réflexions que Vauvenargues avait réunies sous ces titres : Sur la vérité et l’éloquence ; De l’art et du goût d’écrire, et dans lesquelles il semblait occupé de défendre et de justifier, au moins indirectement, la détermination qu’il avait prise de se vouer aux lettres ; mais, dans la seconde édition, il supprima les deux titres, dissémina quelques pensées dans les Maximes, et réserva les autres pour les Réflexions sur divers sujets, ou pour les Fragments. — (Voir entr’autres la 52e Réflexion et le 13e Fragment.) — G.