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DE L’ESPRIT HUMAIN.

de tous nos discours. L’esprit que la mémoire cesse de nourrir s’éteint dans les efforts laborieux de ses recherches[1]. S’il y a un ancien préjugé contre les gens d’une heureuse mémoire, c’est parce qu’on suppose qu’ils ne peuvent embrasser et mettre en ordre tous leurs souvenirs, parce qu’on présume que leur esprit, ouvert à toute sorte d’impressions, est vide, et ne se charge de tant d’idées empruntées, qu’autant qu’il en a peu de propres : mais l’expérience a contredit ces conjectures par de grands exemples, et tout ce qu’on peut en conclure avec raison, est qu’il faut avoir de la mémoire dans la proportion de son esprit, sans quoi on se trouve nécessairement dans un de ces deux vices, le défaut ou l’excès.

3. — Fécondité.

Imaginer, réfléchir, se souvenir, voilà donc les trois principales facultés de notre esprit. C’est là tout le don de penser[2], qui précède et fonde les autres. Après vient la fécondité, puis la justesse, etc.

Les esprits stériles laissent échapper beaucoup de choses[3], et n’en voient pas tous les côtés ; mais l’esprit fécond, sans justesse, se confond dans son abondance, et la chaleur du sentiment qui l’accompagne est un principe d’illusion très à craindre ; de sorte qu’il n’est pas étrange de penser beaucoup et peu juste.

Personne ne pense, je crois, que tous les esprits soient

  1. La première édition porte : s’éteint dans la plus laborieuse pesanteur. Sur l’exemplaire d’Aix la nouvelle leçon n’est indiquée ni par Vauvenargues, ni par Voltaire ; elle appartient sans doute à Trublet ou à Séguy, qui, comme on le sait, achevèrent la seconde édition, la mort ayant empêché Vauvenargues de l’achever lui-même. — G.
  2. On ne pense que par mémoire. — V. — Quoi qu’en dise Voltaire, si la mémoire est l’occasion d’un grand nombre de nos pensées, elle ne rend pas compte de toutes, et elle n’est le principe d’aucune. — G.
  3. L’esprit stérile est celui en qui l’idée qu’on lui présente ne fait pas naître d’idées accessoires ; au lieu que l’esprit fécond produit sur le sujet qui l’occupe toutes les idées qui appartiennent à ce sujet. De même que, dans une oreille exercée et sensible, un son produit le sentiment des sons harmoniques, et qu’elle entend un accord où les autres n’entendent qu’un son. — S.