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DE L’ESPRIT HUMAIN.

23. — De la gaieté, de la joie de la mélancolie.[1]

Le premier degré du sentiment agréable de notre existence est la gaieté ; la joie est un sentiment plus pénétrant. Les hommes enjoués n’étant pas d’ordinaire si ardents que le reste des hommes, ils ne sont peut-être pas capables des plus vives joies ; mais les grandes joies durent peu, et laissent notre âme épuisée.

La gaieté, plus proportionnée à notre faiblesse que la joie, nous rend confiants et hardis, donne un être et un intérêt aux choses les moins importantes, fait que nous nous plaisons par instinct en nous-mêmes, dans nos possessions, nos entours, notre esprit, notre suffisance, malgré d’assez grandes misères.

Cette intime satisfaction nous conduit quelquefois à nous estimer nous-mêmes, par de très frivoles endroits ; il me semble que les personnes enjouées sont ordinairement un peu plus vaines que les autres.

D’autre part, les mélancoliques sont ardents, timides, inquiets, et ne se sauvent, la plupart, de la vanité, que par l’ambition et l’orgueil[2].

24. — De l’amour-propre et de l’amour de nous-mêmes.[3]

L’amour est une complaisance dans l’objet aimé. Aimer une chose, c’est se complaire dans sa possession, sa grâce, son accroissement ; craindre sa privation, ses déchéances, etc.

Plusieurs philosophes rapportent généralement à l’amour-propre toute sorte d’attachements, ils prétendent qu’on

  1. Il faut noter que ce 2e livre traite des Passions, et que la gaîté, la joie et la mélancolie sont de simples manières d’être, ce qu’on appellerait, dans un langage plus rigoureux, des affections ou des impressions. — G.
  2. Le portrait intitule Cléon ou la Folle Ambition (voir les Caractères), n’est que le développement de cette pensée. — G.
  3. Ce chapitre seul suffirait à la gloire philosophique de Vauvenargues, car c’est là que, par une distinction décisive entre l’amour de soi et l’amour-propre, il ruine la théorie de La Rochefoucauld, que bientôt Helvétius devait reprendre et exagérer encore ; c’est là que Vauvenargues annonce sa morale, et qu’il relève la nature humaine, lui proposant des fins plus hautes, en même temps qu’il constate en elle de plus nobles mobiles. — G.