Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 12, 1838.djvu/23

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réclamerai de votre patience la permission de fortifier mon argument et de l’expliquer encore mieux, si la chose m’est possible.

Celui qui, pour la première fois, ouvre Chaucer, ou tout autre poète des derniers siècles, est si frappé de l’orthographe vieillie, de la multiplicité des consonnes, et de la forme surannée du langage qu’il est tout prêt à jeter le livre de désespoir, comme trop profondément empreint de la rouille des âges pour lui permettre d’en juger le mérite ou d’en comprendre les beautés. Mais si quelque ami plus savant lui prouve que les difficultés qui l’effraient sont plus apparentes que réelles ; si, en lui lisant à haute voix ou en réduisant à l’orthographe moderne les mots ordinaires, il peut convaincre son prosélyte qu’il n’y a guère qu’une dixième partie de ces expressions qui soient de fait tombées en désuétude, le novice finira aisément par se persuader qu’il se rapproche de l’anglais pur, et que dès lors un peu de patience le rendra capable de goûter à la fois l’humeur enjouée et le pathétique intéressant dont le bon et vieux Geoffrey[1] émerveillait le siècle de Crécy et de Poitiers.

Si, pour continuer cette comparaison, notre néophyte, plein d’un nouvel amour de l’antiquité, venait à entreprendre d’imiter ce qu’il apprit à admirer, il faut accorder qu’il agirait bien à contresens en supposant qu’il voulût choisir dans le glossaire les vieux mots qu’il renferme pour s’en servir à l’exclusion de tous les autres. Telle fut l’erreur de l’infortuné Chatterton[2]. Dans la vue de donner à son style une couleur antique, il rejeta toute expression moderne et enfanta un dialecte entièrement différent de tous ceux qui eussent jamais été parlés dans la Grande-Bretagne. Quiconque voudra imiter avec succès l’ancien langage s’appliquera plutôt à son caractère grammatical, à ses tournures de phrases et à son mode d’arrangement, qu’à une laborieuse recherche de termes extraordinaires et vieillis, lesquels, comme je l’ai déjà démontré, ne sont pas chez les anciens auteurs, et eu égard aux expressions encore en usage, dans la proportion d’un à dix, quoique peut-être un peu différents par le sens et l’orthographe.

Ce que j’ai dit du langage s’applique bien mieux encore aux sentiments et aux coutumes. Les passions, d’où les coutumes et les sentiments doivent découler avec toutes leurs modifications, sont généralement les mêmes dans tous les rangs et dans toutes les conditions, dans tous les lieux et tous les siècles ; et il s’ensuit natu-

  1. Surnom du poète Chaucer. a. m.
  2. Poète anglais qui mourut jeune de misère. a. m.