Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 13, 1838.djvu/215

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homme tombé dans un précipice mesure de l’œil la hauteur d’où il a été précipité.

— Sans doute, dit le frère Eustache ; mais je crois qu’il serait plus sage à lui d’apprendre à ceux qui viennent pour le relever quel est l’os qu’il s’est fracassé.

— Révérend père, reprit le chevalier, vous avez, dans le combat de nos esprits, fait une belle atteint[1] ; et l’on peut dire de moi, en quelque sorte, que j’ai rompu ma lance de travers. Pardon, si pour m’exprimer j’emploie le langage de la lice, qui doit être étranger à vos révérendes oreilles. Ah ! divin ressort du noble, du beau, et du joyeux trône d’amour ! citadelle de l’honneur ! et vous célestes beautés qui l’entourez de vos yeux brillants ! jamais plus Piercy Shafton ne s’avancera au centre de vos regards radieux, pour croiser sa lance et faire bondir son coursier au son de la provocante trompette, nommée si noblement la voix de la guerre ; jamais plus dans le combat il ne renversera son adversaire, après lui avoir brisé sa lance avec dextérité, et n’ira autour du cercle enchanteur recevoir la récompense dont la beauté honore la chevalerie. »

Ici il s’arrêta, se tordit les mains, leva les yeux, et sembla perdu dans la contemplation de sa fortune passée.

« Il a entièrement perdu la tête, » murmura l’abbé à l’oreille du sous-prieur ; « je voudrais bien que nous fussions loin de lui ; car, en vérité, je tremble que son délire ne se tourne en fureur. Ne serait-il pas sage d’appeler le reste de nos frères ? »

Mais le père Eustache était plus habile que son supérieur à distinguer un jargon affecté du délire de la folie, et quoique la violence des regrets du chevalier semblât presque frénétique, le sous-prieur n’hésita point à la ranger parmi les extravagances que la mode du jour inspirait à ses adorateurs.

C’est pourquoi, après un silence assez prolongé pour laisser au chevalier le loisir de se remettre, il lui rappela gravement que le seigneur abbé avait entrepris un voyage si peu convenable à ses habitudes et à son âge, dans l’unique but de savoir en quoi il pourrait être utile à sir Piercy Shafton, qu’il serait entièrement

  1. Atteint, mot dont on se servait dans les tournois pour exprimer que le champion avait atteint son but, ou, en d’autres termes, dirigé sa lance droit et ferme contre le casque on la poitrine de son adversaire. Ainsi, « Rompre sa lance de travers » signifiait un manque total dans la direction de la pointe de l’arme sur l’objet contre lequel elle visait. a. m.