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Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 16, 1838.djvu/255

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mieux à dissimuler sous la rudesse d’un marin toute apparence de sentiments plus doux et plus humains. Je prévis alors ce qui arriva depuis, qu’en paraissant agir avec une dureté inébranlable, j’acquerrais un tel pouvoir sur mes gens, que je pourrais user de leur obéissance pour maintenir la discipline et secourir dans leur détresse les malheureux qui tomberaient en notre pouvoir. Bref, je compris que, pour arriver à l’autorité, il me fallait ressembler, extérieurement du moins, à ceux sur qui je l’exercerais. La nouvelle du sort de mon père, tout en m’excitant à la colère et à la vengeance, me confirma dans la résolution que j’avais adoptée : il avait aussi succombé victime de sa supériorité d’esprit, de mœurs, de manières, sur ceux qu’il commandait. Ils avaient coutume de l’appeler le gentilhomme, et ils en tiraient cette conséquence, qu’il épiait quelque occasion favorable de se réconcilier, peut-être à leurs dépens, avec les formes de la société auxquelles ses habitudes naturelles semblaient mieux convenir ; ce fut pour cela qu’ils l’assassinèrent. La nature et la justice m’appelaient également à la vengeance : je fus bientôt à la tête d’une nouvelle bande d’aventuriers, qui sont si nombreux dans ces îles. Je poursuivis, non pas les misérables qui m’avaient abandonné, mais les assassins qui avaient tué mon père, et je me vengeai sur eux d’une façon si terrible, qu’il n’en fallut pas davantage pour m’imprimer le caractère de cette férocité inexorable que je désirais paraître posséder, et qui peut-être envahit peu à peu mon naturel primitif. Mes manières, mes discours, ma conduite, semblaient si totalement changés, que ceux qui m’avaient connu autrefois étaient disposés à attribuer ce changement à la compagnie dont m’avaient honoré les démons qui fréquentaient les sables de Coffin-Key ; il y eut même des gens assez superstitieux pour croire que j’avais vraiment formé une ligue avec eux. — Je tremble d’entendre le reste ! ne devîntes-vous pas le monstre de courage et de cruauté dont vous prîtes les dehors ? — Si j’ai échappé à ce malheur, c’est à vous, Minna, répondit Cleveland, qu’il faut attribuer ce prodige. Il est vrai que j’ai toujours cherché à me distinguer plutôt par des actes de la plus aventureuse valeur que par des projets de vengeance et de pillage ; qu’enfin j’ai pu arracher des malheureux à la mort par une plaisanterie grossière, et quelquefois, par l’atrocité des mesures que je proposais moi-même, forcer mes gens à intercéder en faveur des prisonniers : de sorte que la sévérité apparente de mon caractère a mieux servi la cause de l’humanité que si j’eusse réellement paru m’y dévouer. »