Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 17, 1838.djvu/19

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L’Auteur. Hé, hé ! que diable veut dire cela ?… Comment donc ! il faudrait un Hercule pour inventer une histoire dont la marche rapide et coulante ne se ralentit jamais, devient plus large et plus profonde, et tout ce qui s’ensuit. Je serais enfoncé dans la tombe jusqu’au menton, mon cher, avant d’avoir fini cette tâche : et en même temps toutes les pointes et toutes les belles choses que j’aurais pu inventer pour l’amusement du lecteur me pourriraient dans le ventre comme les proverbes que supprimait Sancho dans la crainte d’encourir le mécontentement de son maître. Il n’y eut jamais de roman écrit sur ce plan depuis que le monde est monde.

Le Capitaine. Pardonnez-moi : Tom Jones.

L’Auteur. C’est vrai, et peut-être encore Amélie. Fielding avait des idées très-élevées sur la dignité d’un art dont il peut être considéré comme le fondateur. Il élève le roman au rang de l’épopée. Smollet, Le Sage et d’autres, s’affranchissant de la sévérité des règles qu’il a posées, ont écrit l’histoire des diverses aventures arrivées à un individu pendant le cours de sa vie, plutôt qu’ils n’ont suivi le plan d’un poème régulier, où chaque pas, par un enchaînement naturel, nous rapproche de la catastrophe finale. Ces grands maîtres se sont contentés d’amuser le lecteur sur la route ; et s’ils amènent la conclusion, c’est que l’histoire doit finir : de même que le voyageur s’arrête à l’auberge parce qu’il est à la fin de sa journée.

Le Capitaine. C’est une manière de voyager très-commode, pour l’auteur du moins. En un mot, monsieur, vous êtes de l’opinion de Bayes. À quoi diable est bon le plan, si ce n’est à amener de jolies choses ?

L’Auteur. Supposons que cela fût vrai, et que j’écrivisse d’une manière spirituelle et piquante quelques scènes sans suite ni liaison, mais qui eussent en elles-mêmes assez d’intérêt pour faire oublier un moment les souffrances du corps, distraire les peines de l’esprit, dérider un front sillonné par les fatigues d’un travail journalier, ou du moins prendre la place des mauvaises pensées, en suggérer peut-être de meilleures, ou même encore inspirer à un oisif le désir d’étudier l’histoire de son pays ; enfin, dont la lecture, sans nuire à l’accomplissement d’aucun devoir sérieux, pût procurer un amusement innocent… L’auteur d’un tel ouvrage, avec quelque peu d’art qu’il fût exécuté, ne pourrait-il pas, pour faire pardonner ses erreurs et ses négligences, se ser-