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des idées

elle en acquiert cette prodigieuse quantité ? À cela ils répondent en un mot : de l’expérience.

Th. Cette tabula rasa, dont on parle tant, n’est à mon avis qu’une fiction, que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes, et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d’un tout entre elles, ou comme la matière première qu’on conçoit sans aucune forme. Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété, ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l’espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n’y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n’y a point de substance qui n’ait de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines diffèrent non seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles qu’on appelle spécifiques. Et selon les démonstrations, que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui lui est propre ; et l’une doit toujours différer de l’autre par des dénominations intrinsèques, pour ne pas dire que ceux qui parlent tant de cette table rase après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l’école, qui ne laissent rien à leur matière première. On me répondra peut-être, que cette table rase des philosophes veut dire que l’âme n’a naturellement et originairement que des facilités nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l’école, ne sont aussi que des fictions, que la nature ne connaît point, et qu’on n’obtient qu’en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance et n’exerce encore quelque acte ? Il y a toujours une disposition particulière à l’action et à une action plutôt qu’à l’autre. Et, outre la disposition, il y a une tendance à l’action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet : et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais le moyen que l’expérience et le sens puissent donner des idées ? L’âme a-t-elle des fenêtres, ressemble-t-elle à des tablettes, est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l’âme, la rendent corporelle dans le fond. On m’opposera cet axiome, reçu parmi les philosophies : que rien n’est dans l’âme qui ne vienne des sens. Mais il