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nouveaux essais sur l’entendement

Th. Il n’y a pas lieu d’en douter ; par exemple nous avons des idées fort distinctes d’une bonne partie des parties solides visibles du corps humain, mais nous n’en avons guère des liqueurs qui y entrent.

Ph. Si un homme parle d’une figure de mille côtés, l’idée de cette figure peut être fort obscure dans son esprit, quoique celle du nombre y soit fort distincte.

Th. Cet exemple ne convient point ici ; un polygone régulier de mille côtés est connu aussi distinctement que le nombre millénaire parce qu’on peut y découvrir et démontrer toute sorte de vérités.

Ph. Mais on n’a point d’idée précise d’une figure de mille côtés, de sorte qu’on la puisse distinguer d’avec une autre, qui n’a que neuf cent nonante-neuf.

Th. Cet exemple fait voir qu’on confond ici l’idée avec l’image. Si quelqu’un me propose un polygone régulier, la vue et l’imagination ne me sauraient point faire comprendre le millénaire qui y est ; je n’ai qu’une idée confuse et de la figure et de son nombre, jusqu’à ce que je distingue le nombre en comptant. Mais, l’ayant trouvé, je connais très bien la nature et les propriétés du polygone proposé, en tant qu’elles sont celles du chiliogone, et par conséquent j’en ai cette idée ; mais je ne saurais avoir l’image d’un chiliogone, et il faudrait qu’on eût les sens et l’imagination plus exquis et plus exercés pour le distinguer par là d’un polygone qui eût un côté de moins. Mais les connaissances des figures non plus que celles des nombres ne dépendent pas de l’imagination, quoiqu’elle y serve ; et un mathématicien peut connaître exactement la nature d’un ennéagone et d’un décagone parce qu’il a le moyen de les fabriquer et de les examiner, quoiqu’il ne puisse point les discerner à la vue. Il est vrai qu’un ouvrier et un ingénieur, qui n’en connaîtra peut-être point assez la nature, pourra avoir cet avantage au-dessus d’un grand géomètre, qu’il les pourra discerner en les voyant seulement sans les mesurer, comme il y a des faquins ou colporteurs qui diront le poids de ce qu’ils doivent porter sans se tromper d’une livre, en quoi il surpasseront le plus habile staticien du monde. Il est vrai que cette connaissance empirique, acquise par un long exercice, peut avoir des grands usages pour agir promptement, comme un ingénieur a besoin de faire bien souvent, il cause du danger où il s’expose en s’arrêtant. Cependant cette image claire, ou ce sentiment qu’on peut avoir d’un