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nouveaux essais sur l’entendement

ailleurs que les significations des mots sont arbitraires (ex instituto) et il est vrai qu’elles ne sont point déterminées par une nécessité naturelle, mais elles ne laissent pas de l’être par des raisons tantôt naturelles, où le hasard a quelque part, tantôt morales, où il entre du choix. Il y a peut-être quelques langues artificielles qui sont toutes de choix et entièrement arbitraires, comme l’on croit que l’a été celle de la Chine, ou comme le sont celles de Georgius Dalgarnus et de feu M. Wilkins, évêque de Chester[1]. Mais celles qu’on sait avoir été forgées des langues déjà connues sont de choix mêlé avec ce qu’il y a de la nature et du hasard dans les langues qu’elles supposent. Il en est ainsi de celles que les voleurs ont forgées pour n’être entendus que de ceux de leur bande, ce que les Allemands appellent Rothwelsch, les Italiens Lingua zerga, les Français le Narquois, mais qu’ils forment ordinairement sur les langues ordinaires qui leur sont connues, soit en changeant la signification reçue des mots par des métaphores, soit en faisant de nouveaux mots par une composition ou dérivation à leur mode. Il se forme aussi des langues par le commerce des différents peuples, soit en mêlant indifféremment des langues voisines, soit, comme il arrive le plus souvent, en prenant l’une pour base, qu’on estropie et, qu’on altère, qu’on mêle et qu’on corrompt en négligeant et changeant ce qu’elle observe, et même en y entant d’autres mots. La Lingua Franca, qui sert dans le commerce de la Méditerranée, est faite de l’italienne, et on n’y a point d’égard aux règles de la grammaire. Un dominicain arménien, à qui je parlai à Paris, s’était fait ou peut-être avait appris de ses semblables une espèce de Lingua Franca, faite du latin, que je trouvai assez intelligible, quoiqu’il n’y eut ni cas ni temps ni autres flexions, et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé. Le père Labbé[2], jésuite français, fort savant, connu par bien d’autres ou-

  1. Dalgarno (Georges), né à Aberdeen. Son ouvrage, publié en 1661, sous ce titre : Ars signorum vulgo Character universalis et lingua philosophicæ est extrêmement rare. — Wilkins, évêque de Chester, né en 1614, près de Daventry, mort à Londres chez le docteur Tillotson, en 1672, est un des esprits curieux et originaux du xviie siècle. Son livre sur la Découverte d’un Nouveau Monde, contient déjà l’hypothèse des astres habités, qui a été plus tard reprise par Fontenelle dans la Pluralité des mondes. Il fut un des souscripteurs du livre de Dalgarno, puis plus tard lui emprunta son idée et la développa, sans le citer, dans son Essai sur la langue philosophique avec un Dictionnaire conforme à cet essai. — Londres, 1668, in-fo, ouvrage qui est lui-même très rare. On en trouve un extrait dans les Transactions philosophiques, n° 35, vu.
  2. Labbé (le Père), jésuite français, né à Bourges en 1607, mort à Paris en 1667. Son érudition et sa fécondité sont prodigieuses. Dans la liste considérable de ses ouvrages donnée par Moreri, nous ne trouvons pas celui auquel