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nouveaux essais sur l’entendement

dire. Cependant cela remplit souvent leur discours de quantité de vains sons, surtout en matière de morale. Les hommes prennent les mots qu’ils trouvent en usage chez leurs voisins, pour ne pas paraître ignorer ce qu’ils signifient, et ils les emploient avec confiance sans leur donner un sens certain : et, comme dans ces sortes de discours il leur arrive rarement d’avoir raison, ils sont aussi rarement convaincus d’avoir tort ; et les vouloir tirer d’erreur, c’est vouloir déposséder un vagabond.

Th. En effet on prend si rarement la peine qu’il faudrait se donner, pour avoir l’intelligence des termes ou mots, que je me suis étonné plus d’une fois que les enfants peuvent apprendre si tôt les langues, et que les hommes parlent encore si juste ; vu qu’on s’attache si peu à instruire les enfants dans leur langue maternelle, et que les autres pensent si peu à acquérir des définitions nettes : d’autant que celle qu’on apprend dans les écoles ne regardent pas ordinairement les mots qui sont dans l’usage public. Au reste, j’avoue qu’il arrive assez aux hommes d’avoir tort lors même qu’ils disputent sérieusement, et parlent suivant leur sentiment ; cependant j’ai remarqué aussi assez souvent que dans leurs disputes de spéculation sur des matières qui sont du ressort de leur esprit, ils ont tous raison des deux côtés, excepté dans les oppositions, qu’ils font les uns aux autres, où ils prennent mal le sentiment d’autrui : ce qui vient du mauvais usage des termes et quelquefois aussi d’un esprit de contradiction et d’une affectation de supériorité.

§ 5. Ph. En second lieu, l’usage des mots est quelquefois inconstant : cela ne se pratique que trop parmi les savants. Cependant c’est une tromperie manifeste, et, si elle est volontaire, c’est folie ou malice. Si quelqu’un en usait ainsi dans ses comptes (comme de prendre un X pour un V), qui, je vous prie, voudrait avoir à faire avec lui ?

Th. Cet abus étant si commun non seulement parmi les savants mais encore dans le grand monde, je crois que c’est plutôt mauvaise coutume et inadvertance que malice qui le fait commettre. Ordinairement les significations diverses du même ont quelque affinité ; cela fait passer l’une pour l’autre, et on ne se donne pas le temps de considérer ce qu’on dit avec toute l’exactitude qui serait à souhaiter. On est accoutumé aux tropes et aux figures, et quelque élégance ou faux brillant nous impose aisément. Car le plus souvent on cherche le plaisir, l’amusement et les apparences plus que la vérité, outre que la vanité s’en mêle.