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Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/45

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préface

les frappe est pareil, sans être capables de juger si les mêmes raisons subsistent. C’est par là qu’il est si aisé aux hommes d’attraper les bêtes et qu’il est si facile aux simples empiriques de faire des fautes. C’est de quoi les personnes devenues habiles par l’âge et par l’expérience ne sont pas exemptes, lorsqu’elles se fient trop à leur expérience passée, comme il est arrivé à quelques-uns dans les affaires civiles et militaires, parce qu’on ne considère point assez que le monde change et que les hommes deviennent plus habiles, en trouvant mille adresses nouvelles, au lieu que les cerfs ou les lièvres de ce temps ne deviennent pas plus rusés que ceux du temps passé. Les consécutions des bêtes ne sont qu’une ombre du raisonnement, c’est-à-dire ce ne sont que connexions d’imagination et que passages d’une image à une autre, parce que dans une rencontre nouvelle, qui paraît semblable à la précédente, on s’attend de nouveau à ce qu’on y trouvait joint autrefois, comme si les choses étaient liées en effet, parce que leurs images le sont dans la mémoire. Il est vrai qu’encore la raison conseille qu’on s’attende pour l’ordinaire de voir arriver à l’avenir ce qui est conforme à une longue expérience du passé ; mais ce n’est pas pour cela une vérité nécessaire et infaillible, et le succès peut cesser, quand on s’y attend le moins, lorsque les raisons changent, qui l’ont maintenu. C’est pourquoi les plus sages ne s’y fient pas tant, qu’ils ne tâchent de pénétrer (s’il est possible) quelque chose de la raison de ce fait, pour juger quand il faudra faire des exceptions. Car la raison est seule capable d’établir des règles sûres et de suppléer ce qui manque à celles qui ne l’étaient point, en y insérant leurs exceptions, et de trouver enfin des liaisons certaines dans la force des conséquences nécessaires ; ce qui donne souvent le moyen de prévoir l’événement sans avoir besoin d’expérimenter les liaisons sensibles des images, où les bêtes sont réduites ; de sorte que ce qui justifie les principes internes des vérités nécessaires, distingue encore l’homme de la bête.

Peut-être que notre habile auteur ne s’éloignera pas entièrement de mon sentiment. Car après avoir employé tout son premier livre à rejeter les lumières innées, prises dans un certain sens, il avoue pourtant au commencement du second et dans la suite, que les idées, qui n’ont point leur origine dans la sensation, viennent de la réflexion. Or la réflexion n’est autre chose qu’une attention à ce qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous portons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu’il y a beaucoup