Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/606

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supposer qu’il a créé d’abord en telle façon la machine du monde, que sans violer à tout moment les deux grandes lois de la nature, savoir celle de la force et de la direction, et plutôt en les suivant parfaitement (excepté le cas des miracles), il arrive justement que les ressorts des corps soient prêts à jouer d’eux-mêmes, comme il faut, dans le moment que l’âme a une volonté ou pensée convenable qu’elle aussi bien n’a eues que conformément aux précédents états des corps, et qu’ainsi l’union de l’âme avec la machine du corps et les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que toute autre hypothèse ; on ne saurait disconvenir que celle-ci ne soit au moins possible, et que Dieu ne soit assez grand artisan pour la pouvoir exécuter, après quoi on jugera aisément que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple et la plus intelligible, et retranche tout d’un coup toutes les difficultés, pour ne rien dire des actions criminelles, ou il paraît plus raisonnable de ne faire concourir Dieu que par la seule conservation des forces créées.

Enfin, pour me servir d’une comparaison, je dirai qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs différentes bandes de musiciens ou chœurs, jouant séparément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voient et même ne s’entendent point, qui peuvent néanmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leurs notes, chacun les siennes, de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre eux. Il se pourrait même faire que quelqu’un étant du côté de l’un de ces deux chœurs jugeât par l’un ce que fait l’autre, et en prit une telle habitude (particulièrement si on supposait qu’il pût entendre le sien sans le voir, et voir l’autre sans l’entendre), que son imagination y suppléant, il ne pensât plus au chœur où il est, mais à l’autre, ou ne prît le sien que pour un écho de l’autre, n’attribuant à celui où il est que certains intermèdes, dans lesquels quelques règles de symphonie par lesquelles il juge de l’autre ne paraissent point ; ou bien attribuant au sien certains mouvements qu’il fait faire de son côté suivant certains desseins qu’il croit être imités par les autres, 51 cause du rapport à cela qu’il trouve dans la sorte de la mélodie, ne sachant point que ceux qui sont de l’autre côté font encore en cela quelque chose de répondant suivant leurs propres desseins.