Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/841

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mène de la nature ; et de prétendre en même temps que nous admettions une hypothèse aussi étrange que l’est celle de l’harmonie préétablie, selon laquelle l’âme et le corps d’un homme n’ont pas plus d’influence l’un sur l’autre que deux horloges, qui vont également bien, quelque éloignées qu’elles soient l’une de l’autre, et sans qu’il y ait entre elles aucune action réciproque. Il est vrai que l’auteur dit que Dieu, prévoyant les inclinations de chaque âme, a formé dès le commencement la grande machine de l’univers d’une telle manière, qu’en vertu des simples lois du mécanisme les corps humains reçoivent des mouvements convenables, comme étant des parties de cette grande machine. Mais est-il possible que de pareils mouvements, et autant diversifiés que le sont ceux des corps humains, soient produits par un pur mécanisme, sans que la volonté et l’esprit agissent sur ces corps ? Est-il croyable que, lorsqu’un homme forme une résolution, et qu’il sait un mois par avance ce qu’il fera un certain jour, ou à une certaine heure ; est-il croyable, dis-je, que son corps, en vertu d’un simple mécanisme qui a été produit dans le monde matériel dès le commencement de la création, se conformera ponctuellement à toutes les résolutions de l’esprit de cet homme au temps marqué ? Selon cette hypothèse, tous les raisonnements philosophiques, fondés sur les phénomènes et sur les expériences, deviennent inutiles. Car, si l’harmonie préétablie est véritable, un homme ne voit, n’entend et ne sent rien, et il ne meut point son corps : il s’imagine seulement voir, entendre, sentir et mouvoir son corps. Et si les hommes étaient persuadés que le corps humain n’est qu’une pure machine, et que tous ses mouvements, qui paraissent volontaires, sont produits par les lois nécessaires d’un mécanisme matériel, sans aucune influence ou opération de l’âme sur les corps ; ils concluraient bientôt que cette machine est l’homme tout entier, et que l’âme harmonique, dans l’hypothèse d’une harmonie préétablie, n’est qu’une pure fiction et une vaine imagination. De plus, quelle difficulté évite-t-on par le moyen d’une si étrange hypothèse ? On n’évite que celle-ci, savoir, qu’il n’est pas possible de concevoir comment une substance immatérielle peut agir sur la matière. Mais Dieu n’est-il pas une substance immatérielle, et n’agit-il pas sur la matière ? D’ailleurs, est-il plus difficile de concevoir qu’une substance immatérielle agit sur la matière, que de concevoir que la matière agit sur la matière ? N’est-il pas aussi aisé de concevoir que certaines parties de matière peuvent être obli-