Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/146

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offre plus de grâces, ou d’une manière plus favorable, à ceux qu’il prévoit devoir moins résister, et qu’il abandonne les autres à leur opiniâtreté ; il y a lieu de croire qu’il en est souvent ainsi, et cet expédient, entre ceux qui font que l’homme se distingue lui-même par ce qu’il y a de favorable dans son naturel, s’éloigne le plus du pélagianisme. Cependant je n’oserais pas non plus en faire une règle universelle. Et afin que nous n’ayons point sujet de nous glorifier, il faut que nous ignorions les raisons du choix de Dieu : aussi sont-elles trop variées pour tomber sous notre connaissance, et il se peut que Dieu montre quelquefois la puissance de sa grâce en surmontant la plus opiniâtre résistance, afin que personne n’ait sujet de se désespérer, comme personne n’en doit avoir de se flatter. Et il semble que saint Paul a eu cette pensée, se proposant à cet égard en exemple : Dieu, dit-il, m’a fait miséricorde, pour donner un grand exemple de patience.

105 Peut-être que dans le fond tous les hommes sont également mauvais, et par conséquent hors d’état de se distinguer eux-mêmes par leurs bonnes ou moins mauvaises qualités naturelles ; mais ils ne sont point mauvais d’une manière semblable : car il y a une différence individuelle originaire entre les âmes, comme l’harmonie préétablie le montre. Les uns sont plus ou moins portés vers un tel bien ou vers un tel mal, ou vers leur contraire, le tout selon leurs dispositions naturelles : mais le plan général de l’univers que Dieu a choisi pour des raisons supérieures faisant que les hommes se trouvent dans de différentes circonstances, ceux qui en rencontrent de plus favorables à leur naturel deviendront plus aisément les moins méchants, les plus vertueux, les plus heureux ; mais toujours par l’assistance des impressions de la grâce interne que Dieu y joint. Il arrive même quelquefois encore dans le train de la vie humaine, qu’un naturel plus excellent réussit moins, faute de culture ou d’occasions. On peut dire que les hommes sont choisis et rangés pas tant suivant leur excellence que suivant la convenance qu’ils ont avec le plan de Dieu ; comme il se peut qu’on emploie une pierre moins bonne dans un bâtiment ou dans un assortiment, parce qu’il se trouve que c’est celle qui remplit un certain vide.

106 Mais enfin toutes ces tentatives de raisons, où l’on n’a point besoin de se fixer entièrement sur de certaines hypothèses, ne servent qu’à faire concevoir qu’il y a mille moyens de justifier la conduite de Dieu ; et que tous les inconvénients que nous voyons, toutes les objections que nous essuyons, toutes les