Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/363

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à toutes les créatures, suppose, tacitement et sans preuve, que les créatures destituées de raison ne peuvent point entrer en comparaison et en ligne de compte avec celles qui en ont. Mais pourquoi ne se pourrait-il pas que le surplus du bien dans les créatures non intelligentes, qui remplissent le monde, récompensât et surpassât même incomparablement le surplus du mal dans les créatures raisonnables ? Il est vrai que le prix des dernières est plus grand ; mais, en récompense, les autres sont en plus grand nombre sans comparaison ; et il se peut que la proportion du nombre et de la quantité surpasse celle du prix et de la qualité. Quant à la mineure, on ne la doit point accorder non plus, c’est-à-dire on ne doit point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes. On n’a pas même besoin de convenir qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, parce qu’il se peut, et il est même fort raisonnable, que la gloire et la perfection des bienheureux soit incomparablement plus grande que la misère et l’imperfection des damnés, et qu’ici l’excellence du bien total, dans le plus petit nombre, prévaille au mal total dans le nombre plus grand. Les bienheureux approchent de la divinité par le moyen du divin Médiateur, autant qu’il peut convenir à ces créatures, et font des progrès dans le bien qu’il est impossible que les damnés fassent dans le mal, quand ils approcheraient le plus près qu’il se peut de la nature des démons. Dieu est infini, et le démon est borné ; le bien peut aller et va à l’infini, au lieu que le mal a ses bornes. Il se peut donc, et il est à croire qu’il arrive, dans la comparaison des bienheureux et des damnés, le contraire de ce que nous avons dit pouvoir arriver dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, c’est-à-dire il se peut que, dans la comparaison des heureux et des malheureux, la proportion des degrés surpasse celle des nombres, et que, dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, la proportion des nombres soit plus grande que celle des prix. On est en droit de supposer qu’une chose se peut, tant qu’on ne prouve point qu’elle est impossible ; et même ce qu’on avance ici passe la supposition.

Mais en second lieu, quand on accorderait qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes ; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut être encore d’autres créatures raisonnables ; et un adversaire