Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/55

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et qu’il fasse tous les jours des dépenses prodigieuses pour nourrir et pour tirer de la misère une infinité de pauvres ? Or s’il y avait je ne sais combien de témoins, ou je ne sais quelles apparences qui tendissent à prouver que ce grand bienfaiteur du genre humain vient de commettre quelque larcin, n’est-il pas vrai que toute la terre se moquerait de l’accusation, quelque spécieuse qu’elle pût être ? Or Dieu est infiniment au-dessus de la bonté et de la puissance de cet homme, et par conséquent il n’y a point de raisons, quelque apparentes qu’elles soient, qui puissent tenir contre la foi, c’est-à-dire contre l’assurance ou contre la confiance en Dieu, avec laquelle nous pouvons et devons dire que Dieu a tout fait comme il faut. Les objections ne sont donc point insolubles : elles ne contiennent que des préjugés et des vraisemblances, mais qui sont détruites par des raisons incomparablement plus fortes. Il ne faut pas dire non plus que ce que nous appelons justice n’est rien par rapport à Dieu, qu’il est le maître absolu de toutes choses, jusqu’à pouvoir condamner les innocents sans violer sa justice, ou enfin que la justice est quelque chose d’arbitraire à son égard, expressions hardies et dangereuses, où quelques-uns se sont laissé entraîner au préjudice des attributs de Dieu : puisqu’en ce cas il n’y aurait point de quoi louer sa bonté et sa justice, et tout serait de même que si le plus méchant esprit, le prince des mauvais génies, le mauvais principe des manichéens était le seul maître de l’univers, comme on l’a déjà remarqué ci-dessus : car quel moyen y aurait-il de discerner le véritable Dieu d’avec le faux dieu de Zoroastre, si toutes les choses dépendaient du caprice d’un pouvoir arbitraire, sans qu’il y eût ni règle ni égard pour quoi que ce fût ?

38. Il est donc plus que visible que rien ne nous oblige i nous engager dans une si étrange doctrine, puisqu’il suffit de dire que nous ne connaissons pas assez le fait, quand il s’agit de répondre aux vraisemblances qui paraissent mettre en doute la justice et la bonté de Dieu, et qui s’évanouiraient si le fait nous était bien connu. Nous n’avons pas besoin non plus de renoncer à la raison pour écouter la foi, ni de nous crever les yeux pour voir clair, comme disait la reine Christine ; il suffit de rejeter les apparences ordinaires, quand elles sont contraires aux mystères, ce qui n’est point contraire à la raison, puisque même dans les choses naturelles nous sommes bien souvent désabusés des apparences par l’expérience