Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 2.djvu/93

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même valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce. On se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l’on avait été.

14 Quand on considère aussi la fragilité du corps humain, on admire la sagesse et la bonté de l’Auteur de la nature, qui l’a rendu si durable, et sa condition si tolérable. C’est ce qui m’a souvent fait dire que je ne m’étonne pas si les hommes sont malades quelquefois, mais que je m’étonne qu’ils le sont si peu, et qu’ils ne le sont point toujours. Et c’est aussi ce qui nous doit faire estimer davantage l’artifice divin du mécanisme des animaux, dont l’auteur a fait des machines si frêles et si sujettes à la corruption, et pourtant si capables de se maintenir ; car c’est la nature qui nous guérit, plutôt que la médecine. Or cette fragilité même est une suite de la nature des choses, à moins qu’on ne veuille que cette espèce de créatures qui raisonne, et qui est habillée de chair et d’os, ne soit point dans le monde. Mais ce serait apparemment un défaut que quelques philosophes d’autrefois auraient appelé vacuum formarum, un vide dans l’ordre des espèces.

15 Ceux qui sont d’humeur à se louer de la nature et de la fortune, et non pas à s’en plaindre, quand même ils ne seraient pas les mieux partagés, me paraissent préférables aux autres. Car outre que ces plaintes sont mal fondées, c’est murmurer en effet contre les ordres de la Providence. Il ne faut pas être facilement du nombre des mécontents dans la république où l’on est, et il ne le faut point être du tout dans la cité de Dieu, où l’on ne le peut être qu’avec injustice. Les livres de la misère humaine, tels que celui du pape Innocent III[1], ne me paraissent pas des plus utiles : on redouble les maux, en leur donnant une attention qu’on en devrait détourner, pour la tourner vers les biens qui l’emportent de beaucoup. J’approuve encore moins les livres tels que celui de l’abbé Esprit[2], De la fausseté des vertus humaines, dont on nous a donné dernièrement un abrégé ; un tel livre servant à tourner tout

  1. Innocent III, l’un des papes les plus illustres du moyen âge, l’un des plus ardents promoteurs du pouvoir pontiiical, né en 1161, élu pape en 1198, mort en 1216. Le livre dont parle Leibniz est le De Contempla mundi sait de miscriâ hominis libri très. Le plus intéressant de ses ouvrages sont ses Lettres publiées par Oaluze, Paris, 2 vol. in-fol.,1682. Laporte-Dutheil en a donné de nouvelles dans les Diplomala ad res Francorum spectanlia, Paris, 1791, in-fol. P. J,
  2. Esprit (Jacques) ou l’abbé Esprit, quoiqu’il n’ait jamais été dans les ordres, est né à liéziers en 1611, et mort dans cette ville en 1G78. Il était membre de l’Académie française. Son principal ouvrage, imité de Larochefoucauld, est la Fausseté des vertus humaines, Paris, 2 vol., 1678. P. J.