Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Ladrange, 1866, tome 2.djvu/562

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goûté les choses amères n’a pas mérité les douces, et même ne les appréciera pas. C’est la loi même de la joie que le plaisir ne soit pas uniforme, car il enfante le dégoût, nous rend inertes et non joyeux.

Quant à ce que nous avons dit qu’une partie peut être troublée sans préjudice de l’harmonie générale, il ne faut pas l’entendre dans le sens qu’il n’est tenu aucun compte des parties et qu’il suffit que le monde entier soit parfait en lui-même, bien qu’il puisse se taire que le genre humain soit malheureux et qu’il n’y ait dans l’univers aucun soin de la justice, aucun souci de notre sort, comme pensent quelques-uns qui ne jugent pas assez sainement de l’ensemble des choses. Car il faut savoir que, comme dans une république bien constituée on s’occupe autant que possible des particuliers, de même le monde ne peut être parfait si, tout en conservant l’harmonie universelle, on n’y veille aux intérêts particuliers. Et à cet égard on n’a pu établir aucune règle meilleure que la loi même qui veut que chacun ait part à la perfection de l’univers par son propre bonheur proportionné à sa vertu, et à la bonne volonté dont il est animé pour le bien commun, c’est-à-dire par l’accomplissement même de ce que nous appelons la charité et l’amour de Dieu, ou de ce qui seul constitue, d’après le jugement des plus sages théologiens, la force et la puissance de la religion chrétienne elle-même. Et il ne doit pas paraître étonnant qu’il soit fait une si grande part aux âmes dans l’univers, puisqu’elles reflètent l’image la plus fidèle de l’auteur suprême, que d’elles à lui il n’y a pas seulement, comme pour tout le reste, le rapport de la machine à l’ouvrier, mais celui du citoyen au prince, qu’elles doivent durer autant que l’univers, qu’elles expriment en quelque manière et concentrent le tout en elles-mêmes, de sorte qu’on pourrait dire des âmes qu’elles sont des parties totales.

Pour ce qui regarde surtout les afflictions des gens de bien, on doit tenir pour certain qu’il en résulte pour eux un plus grand bien, et cela est vrai physiquement comme théologiquement. Le grain jeté dans la terre souffre avant de produire son fruit. Et l’on peut affirmer que les afflictions, temporairement mauvaises, sont bonnes par le résultat, en ce qu’elles sont des voies abrégées vers la perfection. De même, en physique, les liqueurs qui fermentent plus lentement mettent aussi plus de temps à s’améliorer, tandis que celles qui éprouvent une plus grande agitation rejettent certaines parties avec plus de force et se corrigent plus promptement.

Et on pourrait dire de cela que c’est reculer pour mieux sauter.