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DOUZE ANS DE SÉJOUR

d’empêcher le passage des troupes jusqu’à ce qu’il eût rendu compte au Dedjazmatch de l’état du gué. Mais le Prince ne fut pas plus tôt sur le bord de l’Abbaïe, qu’une panique effroyable éclata.

Il faut avoir vu des amas de créatures ainsi prises de démence subite, pour se faire une idée du chaos qui en résulte. L’armée, entassée entre le fleuve et la berge, s’étendait au loin en aval et en amont, et se perdait dans les méandres. À une clameur gigantesque où tout sembla s’abîmer, succédèrent les cris perçants des femmes ; des hommes abandonnant leurs armes ou leur charge, se jetaient tout habillés dans le fleuve ; d’autres s’efforçaient de sauver ceux que le courant entraînait ; aux abords du gué, on se harpait, on se pressait, on se battait à coups du bouclier ; ici des amis se donnaient des conseils en se criant aux oreilles ou en se gourmandant, comme s’ils allaient s’entre-dévorer ; d’autres luttaient violemment pour se débarrasser de l’étreinte de femmes accrochées à eux pour mourir ensemble, criaient-elles ; quelques-uns s’imaginant prendre un animal par la bride, l’empoignaient résolument par la queue, s’obstinant à vouloir le faire avancer à reculons ; d’autres s’asseyaient et parlaient à la terre ; et au milieu de toutes ces agitations frénétiques, de chevaux cabrés, de mules et de bestiaux effarés, d’hommes, de femmes et d’enfants criant, s’entrechoquant, gesticulant, s’injuriant et tournoyant sans raison ; on en voyait qui, le col tendu, les yeux hagards, circulaient à pas comptés, sans plus voir ni entendre, comme sous l’empire de quelque horrible cauchemar[1]. Les chefs s’égosillaient pour

  1. Ceux qui se sont trouvés dans ces paniques sont d’accord pour dire