Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/26

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vous n’attendiez trop longtemps. La fortune et la vertu s’accordent rarement. Donnez-moi donc le plaisir de recevoir de vos lettres, sans attendre un miracle de la fortune. C’est pour soulager les personnes enfermées comme moi que les lettres ont été inventées. Écrivez-moi sans application, avec négligence ; que votre cœur parle, et non votre esprit. » Une nuance de moins dans le goût et dans le tour, nous voilà dans la platitude. Les imitateurs à la suite n’y ont pas échappé.

Mais si mon fol amour exige trop de vous,
Du moins, cher Abélard, du moins, écrivez-nous,


traduit M. de Beauchamp[1]. C’est avec emphase, au contraire, que, sous la plume de Pope, Héloïse réclame la même faveur. « Une lettre ! s’écrie-t-elle ; par les lettres, un soupir passe de l’Inde jusqu’aux pôles. » Quelques traits encore. À la scène de la prise de voile, scène si grande dans sa simplicité, telle qu’Abélard l’a reproduite[2], ils substituent, l’un, un tableau de drame, l’autre une invention de roman. Chez Pope, au moment où s’accomplit le sacrifice, les autels tremblent, les lampes pâlissent. « En prononçant mes vœux, dit Héloïse dans Bussy-Rabutin, j’avais sur moi un billet de vous par lequel vous me juriez que vous seriez toujours à moi ; » et aussi, sans doute, ce portrait qui lui servait « de consolation dans sa prison monastique. » Enfin, par un étrange oubli de toutes les vraisemblances, ils lui font reprendre tous deux,

  1. Et le reste dans ce style du goût de Pradon :

    Lorsque je vous perdis, je n’avais que vingt ans ;
    Je recevais partout des vœux et de l’encens ;…
    J’aurais même voulu, pour vous plaire toujours,
    Être plus belle encor que celle (la déesse) des amours…
    À ce triste portrait, connaissez, cher époux,
    Quels sont les sentiments qu’Héloïse a pour vous…

    Abélard lui répond sur le même ton amoureux transi :

    J’ai reçu votre lettre, et je n’ose vous dire
    Dans quel état funeste elle a su me réduire…
    Hé ! comment voulez-vous que je guide vos pas ?
    Je m’égare moi-même, et ne me connais pas…
    Pour ne vous point aimer, j’avais un cœur trop tendre ;
    C’était peu : je voulus vous inspirer mes feux ;
    J’y réussis trop bien : vous comblâtes mes vœux…
    Oublier Héloïse ! Ah ! que plutôt la foudre
    Aux yeux de l’univers mette Abélard en poudre…
    Il est temps de finir ; adieu, chère Héloïse,
    Tachez de soutenir votre sainte entreprise…

  2. Lettre à un Ami, § 8, p. 26.