Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/27

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chacun à sa manière, le récit de la mutilation d’Abélard. « Si j’avais été auprès de vous, quand on vous mit dans le triste état où vous êtes, je vous aurais défendu au péril de ma vie ; mais n’en parlons plus, » dit Bussy-Rabutin avec un sans-façon qui, au milieu de ces émotions si saisissantes, amène presque le sourire sur les lèvres, « Quelles horreurs se retracent tout à coup à mon imagination, à mes yeux ! s’écrie tragiquement Pope. Où était Héloïse dans ces affreux moments ? Barbares, arrêtez… par pitié, par pudeur, cessez… Mes sanglots redoublés et ma rougeur brûlante m’ôtent la force d’achever. » Bien plus, suivant jusqu’au bout l’un et l’autre les entraînements de leur imagination, ils poussent leur héroïne aux provocations les plus inouïes : « Je ne saurais plus vivre, si vous ne me dites que vous m’aimez : le sacrement a rendu notre commerce hors de scandale ; vous pouvez venir me voir sans danger, » avait écrit Bussy-Rabutin. « Viens donc, dit Pope, que ma tête se repose encore sur ton sein ; que je boive à longs traits le délicieux poison que j’ai pris dans tes yeux ; que je retrouve ce poison sur tes lèvres : donne ce qui est en ton pouvoir, et laisse-moi imaginer le reste. »

On a beaucoup admiré la grâce lascive de ce dernier trait, et la traduction qu’en a faite Colardeau[1], a contribué, pour une large part, au succès de son épître. Le trait est faux, comme tous ceux qui précèdent. Contre-sens d’autant plus révoltants, que les lecteurs qui prennent une idée des choses par les quelques mots saillants que tout le monde répète, et c’est le grand nombre, ont jugé par là de l’âme d’Héloïse. « Si l’on voulait apprécier la correspondance d’Abélard et d’Héloïse par les traductions qu’on en a données jusqu’à présent, disait dom Gervaise[2], on ne pourrait les regarder que comme un commerce de galanterie ;… or, il n’y a pas plus d’éloignement entre le ciel et la terre qu’il n’y en a entre leurs lettres et ce que ces infidèles traductions leur font dire. » Dom Gervaise parlait en homme qui, du moins, avait vu les textes. Les lettres d’Héloïse n’ont, en effet, ni ces mignardises ni ces hardiesses d’impudeur. Loin, bien loin d’elle, la préoccupation misérable de ce qu’un jour l’avenir pourra penser de ses infortunes ! Douze ans de silence et de compression étouffaient son cœur. Une occasion inattendue s’est offerte de rentrer en rapport de pensée avec Abélard, de le revoir peut-être, elle la saisit. Et avec

  1. Couvre-moi de baisers… je rêverai le reste.
  2. La Vie d’Abeilard, préface.