Page:Abensour - La Femme et le Féminisme avant la Révolution, 1923.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Quelque effort enfin que le christianisme mondain, celui des Jésuites en particulier, mette à masquer « la face hideuse de l’Évangile », il ne peut faire que la dureté du dogme biblique ne pèse toujours sur la religion. Eve a perdu l’humanité ; de toute éternité elle fut destinée à être la servante de l’homme et sa servitude doit être d’autant plus dure qu’elle est la rançon de sa faute. Que les prêtres ne se gendarment pas lorsqu’ils voient les femmes régner à la Cour, commander aux hommes, même, comme on le vit pendant la Fronde, monter à cheval et saisir les armes, rien d’étonnant, la pratique n’est rien et le dogme demeure Mais qu’un homme ou une femme prêche sérieusement l’émancipation du sexe féminin, et le clergé verra en lui une rebelle contre la loi divine. Au xixe siècle et au xxe siècle, une grande partie du clergé et bon nombre des intellectuels catholiques ont pris position contre le féminisme. Combien la tâche leur eût été plus facile à une époque où le catholicisme avait à son service toute la puissance séculière, où l’hérétique était l’ennemi de l’État.

La loi politique, la loi religieuse, la coutume familiale se réunissent donc pour rendre difficiles, sinon impossibles, les revendications féministes : on s’explique aisément que les ouvrages de Poulain de la Barre ou de Jacquette Guillaume soient restés ensevelis dans un silence profond. Tout de même en alla-t-il des théories d’Olympe de Gouges et de Condorcet pendant le règne de Napoléon.

Comparons, enfin, le théâtre de Racine et celui de Corneille : le théâtre de Racine, disent bien des critiquas littéraires — et cette idée, chez eux, est passée à l’état de dogme — est féministe parce qu’il donne à la femme la plus large place, parce que la femme et l’amour sont moteurs d’action.

Mais la réalité est assez différente : les héroïnes, comme les héros de Corneille, sont des êtres de volonté qui raisonnent froidement, qui font passer leurs sentiments, leurs passions après l’intérêt familial, politique ou religieux, après le devoir en un mot. Chez elles, comme chez les hommes, la raison, la volonté l’emportent. Corneille, comme un grand nombre de ses contemporains, juge l’esprit et le cœur de la femme égaux à ceux de l’homme : courage, maîtrise de soi ne sont pas l’apanage du sexe masculin : si les héroïnes cornéliennes eurent de l’influence, sur telle frondeuse, comme Mlle de Montpensier, Corneille de son côté ne s’inspire-t-il pas, pour tracer le portrait de telle femme énergique, ambitieuse, des modèles que, surtout au temps de la Fronde (époque où, par exemple, fut écrite Rodogune), la Cour offrit facilement à ses yeux ? Mais plus que la femme de son époque, c’est l’opinion que son époque se fait de la femme, que reflète le théâtre de Corneille : à le lire, la femme apparaît bien comme l’égale de l’homme.