Page:Abensour - La Femme et le Féminisme avant la Révolution, 1923.djvu/464

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causes de ce contraste ? D’abord et avant tout, l’indifférence de la plupart des femmes à l’amélioration de leur propre sort, indifférence qui à toutes les époques est la pierre d’achoppement du mouvement féministe et qui, au xviiie siècle, l’empêche même de naître. L’ouvrière, sur qui pèse le plus lourdement la loi d’airain, n’a même pas conscience de sa misère. Il en sera ainsi plus d’un siècle encore. Ces bourgeoises déclassées, si nombreuses au xixe siècle, qui, par généreux sentiment de solidarité autant que par intérêt personnel, combattent pour l’affranchissement politique et économique de leurs sœurs et essayent, avec plus ou moins de succès, d’entraîner les masses, n’apparaissent pas encore. Les plus ardentes à combattre le préjugé des sexes les plus foncièrement féministes, une Mme  Dupin, une Mme  de Puisieulx, une Mlle  Archambault, une Mme  de Coicy, sont des privilégiées dont le sort est doux, qui, par discrétion aristocratique, par accoutumance à leurs chaînes si dorées, si légères, se refuseraient à faire quoi que ce soit pour hâter l’heure de l’affranchissement et ne considèrent le féminisme que comme un thème favorable à d’éloquentes amplifications.

N’y a-t-il cependant pas de véritables rebelles, des femmes qu’irrite le joug même léger de l’homme, et cette galanterie dont l’origine est la pitié pour leur faiblesse ? Peut-être, en pénétrant à l’aide des livres et des opuscules tombés de leur plume, la psychologie des femmes trouverait chez quelques-unes du moins d’entre elles ces aspirations, ces rancœurs, ce désir de vivre sa vie qui sont l’essence du féminisme.

Une Mme  de Lambert est désolée que les femmes n’aient pas dans la société la part d’influence que devrait leur assurer leur rôle de mères et qu’on leur refuse le droit à la gloire ; une marquise d’Argenson, pénétrée « d’un goût absolu de l’indépendance « , indignée de « tout ce qui détrône les femmes dans le monde » et de tout ce qui assure leur obéissance[1] ; une Mme  Roland qui, jeune fille, se demande avec amertume « si la destinée des personnes de son sexe est seulement de briller aux yeux comme des fleurs d’un parterre, si c’est pour cette vanité qu’elles acquièrent tant de talents, tant de vertus, si elle-même est au monde pour dépenser son existence en soins frivoles, on sentiments tumultueux et non dans la pratique de ce qui est sage, beau et généreux » [2], auraient été en d’autres temps des féministes militantes. Elles doivent renfermer en elles-

  1. D’Argenson, Loc. cit.
  2. Mme  Roland, Loc. cit.