Page:Abensour - La Femme et le Féminisme avant la Révolution, 1923.djvu/465

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mêmes leurs aspirations. Et tel fut le cas, sans doute, d’un grand nombre de femmes de leur époque à l’esprit inquiet, à l’âme ardente mais qui, pratiquement émancipées pour leur compte et peu soucieuses d’ailleurs de braver le ridicule, ne jugèrent ni opportune, ni possible la lutte ouverte contre le préjugé.

Ces préjugés sont d’ailleurs encore puissants. Si l’on admet que la femme peu à peu conquière sa liberté, on a horreur de la femme qui, par son genre de vie ou ses manières, veut imiter l’homme et perd la discrétion, la réserve naturelle à son sexe. Écoutons un des plus libres esprits du temps : le prince de Ligne, l’un de ceux qui ont le plus admiré, le plus loué les Françaises, parler des femmes émancipées, de ces « femmes-hommes qui ne craignent plus les revenants, à moins que ce ne soient les maris ou les amants premiers qui sont à la campagne, qui ne craignent plus le diable, ni le tonnerre, ni les voleurs, ni de verser en voiture ». Combien elles ont eu tort de renoncer à la timidité apeurée de leur sexe ! « Ces enfants tout aimables, en sachant bien moins que nous, en sauraient bien davantage ; lorsque nous voyons qu’elles veulent être sur la ligne, on appelle la raison à son secours, et quand même l’esprit gagnerait la bataille, le cœur la perd. »

« Malheur aux penseuses qui, ayant lu hâtivement et mal assimilé leurs lectures, prennent l’imagination pour l’instruction, la sécheresse pour la vertu, l’envie de savoir pour de la science, et l’entêtement dans un mauvais parti pour du caractère[1] ! » Dans ces critiques assez âpres d’un homme spirituel et à l’esprit ouvert, il y a déjà en puissance tous les anathèmes que lanceront, en 1790, Prud’homme, en 1793, Chaumette contre les femmes émancipées.

À cette défaveur de l’opinion publique, il faut ajouter une dernière cause : les grands mouvements féministes, à l’époque moderne, ont été suscités par des perspectives d’affranchissement politique. Or, avant la Révolution, cette perspective ne peut se faire jour. Les quelques droits politiques qu’a laissés subsister la monarchie absolue sont presque communs aux femmes et aux hommes et presque personne, hors Condorcet, n’aperçoit l’importance d’une réforme qui donnerait aux deux sexes la même capacité politique. Il faudra le spectacle de l’affranchissement des hommes pour susciter chez quelques femmes des aspirations politiques et les réunir en des groupements destinés à la lutte contre le sexe fort, pour créer en un mot un véritable mouvement féministe. Rien de pareil avant 1789.

  1. Réflexions sur les femmes.