Page:Académie française - Recueil des discours, 1840-1849, 1re partie, 1850.djvu/426

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
425
discours de m. mérimée.

tigué pour résoudre des problèmes. On préférait une courte lecture ; mais toujours la veillée se prolongeait fort tard. M. de Chantrans avait apporté à Novilars quelques volumes de Shakspeare, que son élève dévora dès qu’il les eut ouverts. À cet esprit amoureux de l’indépendance, Shakspeare, avec ses beautés incultes, apparut comme le génie libre de toute entrave. Pour tout autre, pareille lecture aurait eu ses dangers : l’homme qui va gravir un mont ne doit pas prendre l’aigle pour guide. Mais Charles Nodier avait déjà un goût prononcé pour la perfection de la forme, un sentiment de la délicatesse dans les détails, rare surtout à son âge, et qu’il devait sans doute aux sages leçons de son père. Cet amour pour la correction ne l’abandonna jamais au milieu de ses enthousiasmes pour le génie sans frein, et malgré lui, pour ainsi dire, le ramena toujours à la religion des règles et au culte de nos grands modèles.

Après la terreur, il suivit à l’école centrale de Besançon les cours de M. Droz, qui devait le précéder dans votre compagnie. Le savant professeur le distingua bientôt parmi ses condisciples et s’efforça de lui inspirer le goût des études classiques, toujours indispensables, même aux novateurs. Toutefois, il n’y réussit alors qu’imparfaitement. Chez son père, et dans les bibliothèques de ses amis, Charles Nodier trouvait des livres qui satisfaisaient mieux le besoin d’émotions fortes dont il était tourmenté. C’était alors la grande vogue du roman de Werther, chef-d’œuvre d’exaltation du sceptique le plus habile à prendre tous les masques. Werther devint le héros de Charles Nodier. Il voulait vivre et peut-être mourir comme lui : on sait que plusieurs enthousiastes portèrent la rage de l’imitation jusqu’au suicide. Heureuse-

acad. fr.
54