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discours de m. mérimée.

s’enorgueillit justement. En France, à toutes les époques et dans toutes les conditions, les hommes éminents se sont piqués de bien écrire. Politique, guerrier, courtisan, quiconque a dû s’adresser à des Français s’est présenté devant des juges qu’on ne peut convaincre à moins de les séduire. Cette séduction a ses règles aussi, qu’il faut, pour ainsi dire, dérober aux grands maîtres. J’ai dit que M. Nodier les rechercha particulièrement dans nos auteurs du XVIe siècle, chez lesquels l’art, encore mêlé d’une naïveté primitive, laisse plus facilement deviner et surprendre ses secrets. Déjà la Fontaine avait emprunté à Rabelais ces tours libres et vifs que lui refusait le langage de son temps, peut-être un peu trop exclusif et cérémonieux dans sa politesse. Puisant à la même source, M. Nodier, m’a-t-on dit, copia trois fois de sa main Rabelais tout entier, afin de se l’assimiler en quelque sorte. En effet, pour un esprit si curieux de la perfection des détails, c’était le modèle par excellence. L’historien de Gargantua n’a pas, il est vrai, une seule page qu’on puisse lire tout haut, mais il n’a pas une ligne qui n’offre un sujet de méditation à qui veut écrire notre langue. Nul mieux que lui ne sut donner à sa pensée cette forme, je dirai si française, que chacune de ses phrases est comme un proverbe national. Nul mieux que lui ne connut ce que la position d’un mot peut ôter ou ajouter de grâce à une période. Esprit cultivé par la connaissance la plus approfondie de l’antiquité classique, Rabelais, vivant à la cour, mais nourri parmi le peuple, savait de Platon que le peuple est le meilleur maître de langue. Sentiments élevés, finesse, bon sens,… que manque-t-il à Rabelais ? une grande qualité, sans doute. Satirique et railleur impitoyable, il ne connut jamais cette douce sensibilité qui établit un lien in-