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DISCOURS DE M. LACORDAIRE.

époque, il avait ressenti une douleur de rencontrer la cause libérale si loin du Dieu qui a fait l’homme libre. Il ne comprenait pas que la liberté de conscience pût être une arme contre le christianisme, et que l’Évangile fût persécuté ou enchaîné par le sentiment qui délivrait Mahomet. Il ne comprenait pas non plus qu’il y eût rien de solide sans un fondement religieux, et, en voyant la liberté séparer son nom d’un nom plus haut encore que le sien, il craignait qu’un jour elle ne fût durement avertie d’avoir trop compté sur elle-même et trop peu sur le secours de l’éternité.

Par un autre point, l’opinion libérale blessait encore M. de Tocqueville. Il lui semblait qu’elle s’adressait trop à une seule classe d’hommes, à cette classe riche d’esprit, d’industrie et de fortune, qui avait conquis le pouvoir en l’arrachant à la noblesse et au clergé, au trône lui-même, et qui, héritière unique de tant de grandeurs, oubliait trop peut-être qu’il restait au-dessous d’elle un immense peuple, affranchi de bien des maux, il est vrai, mais souffrant encore pourtant dans les besoins de son âme et dans ceux de son corps. N’y avait-il plus rien à faire pour ce peuple ? Lui suffisait-il de n’être plus ni esclave ni serf, gouverné, j’en conviens, par des lois égales pour tous, mais privé de droits politiques, serviteur plutôt que concitoyen, déchaîné plutôt que libre ? Pouvait-on croire qu’il y eût entre lui et la classe régnante une sympathie véritable, et la division profonde qui mettait autrefois un abîme entre la noblesse de naissance et tout le reste du pays, n’existait-elle pas, sous une autre forme, entre le nouveau peuple et ses nouveaux maîtres ? L’unité morale de la France était-elle réellement fondée ?