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DISCOURS DE RÉCEPTION.

M. de Tocqueville ne pouvait bannir de son esprit ces graves préoccupations. Il ne voyait pas dans le triomphe éclatant de la bourgeoisie française le dernier mot de l’avenir ; ou du moins il regardait au-dessous d’elle avec inquiétude, et dans les rangs pressés de la foule il interrogeait avec anxiété sa conscience et celle de tous.

Quoi donc ! Dirons-nous qu’il avait donné son âme au flot montant de la démocratie, et que là, au sein des ébranlements populaires, lui, fils d’une noble maison, intelligence plus haute encore que sa race, il avait descendu tous les degrés du monde pour chercher le plus proche possible de la terre le berceau sacré des destinées futures ? Est-ce là que vivait M. de Tocqueville, là qu’étaient ses espérances et son cœur ? Le peuple était-il pour lui le souverain naturel de l’humanité, le plus parfait législateur, le meilleur magistrat, l’honnête homme par excellence, le maître et le père le plus humain, capitaine dans les combats, conseiller dans les bons et mauvais jours, la tête enfin de ce grand corps qui roule autour de Dieu depuis tant de siècles en cherchant et faisant son sort comme il le peut ? Le croirai-je et le dirai-je ? Certainement M. de Tocqueville, comme tout vrai chrétien, aimait le peuple ; il respectait en lui la présence de l’homme, et dans l’homme la présence de Dieu. Nul ne fut plus cher à ce qui l’entourait, serviteurs, colons, ouvriers, paysans, pauvres ou malheureux de tout nom. À le voir sur ses terres, au sortir de ce cabinet laborieux où il gagnait le pain quotidien de sa gloire, on l’eût pris pour un patriarche des temps de la Bible, alors que l’idée de la première et unique famille était vivante encore, et que les distinctions de la société n’étaient autres que celles de la nature, toutes se ré-