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Page:Académie française - Recueil des discours, 1860-1869, 1re partie, 1866.djvu/21

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fatigué, car nous vous avons tous porté dans notre poche. »

M. de Tocqueville aimait donc le peuple et il en était aimé. Mais des rois ont eu le même sort, et l’on n’en peut rien conclure à l’égard des doctrines du publiciste. Quelles étaient-elles ?

Tout jeune encore, entre vingt-cinq et trente ans, et lorsque déjà la révolution de 1830 avait ébranlé en France les bases du gouvernement monarchique et parlementaire, M. de Tocqueville avait obtenu la mission d’aller étudier aux États-Unis d’Amérique les systèmes pénitentiaires qu’on y avait inaugurés. Mais cette mission, utile et bornée, cachait un piège de la Providence. Il était impossible que M. de Tocqueville touchât la terre d’Amérique sans être frappé de ce monde nouveau, si différent de celui où il était né. Partout ailleurs, dans l’ancien monde, qu’il eût visité l’Angleterre, la Russie, la Chine ou le Japon, il eût rencontré ce qu’il connaissait déjà, des peuples gouvernés. Pour la première fois un peuple se montrait à lui, florissant, pacifique, industrieux, riche, puissant, respecté au dehors, épanchant chaque jour dans de vastes solitudes le flot tranquille de sa population, et cependant n’ayant d’autre maître que lui, ne subissant aucune distinction de naissance, élisant ses magistrats à tous les degrés de la hiérarchie civile et politique, libre comme l’Indien, civilisé comme l’homme d’Europe, religieux sans donner à aucun culte ni l’exclusion ni la prépondérance, et présentant enfin au monde étonné le drame vivant de la liberté la plus absolue dans l’égalité la plus entière. M. de Tocqueville avait bien entendu dans sa patrie ces deux mots : liberté, égalité ! Il avait même vu des révolutions accomplies pour en établir le règne ; mais ce règne