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DISCOURS DE M. LACORDAIRE.

duisant à la beauté de l’âge et de la paternité. M. de Tocqueville pratiquait à la lettre, dans ses domaines, la parole de l’Évangile : Que celui de vous qui veut être le premier soit le serviteur de tous. Il servait par l’affable et généreuse communication de lui-même à tout ce qui était au-dessous de lui, par la simplicité de ses mœurs qui n’offensait la médiocrité de personne, par le charme vrai d’un caractère qui ne manquait pas de fierté, mais qui savait descendre sans qu’il le remarquât lui-même, tant il lui était naturel d’être homme envers les hommes. « Le peuple aime beaucoup M. de Tocqueville, disait un homme du peuple à un étranger, mais il faut convenir qu’il en est bien reconnaissant. »

Cet amour, si singulièrement exprimé, eut enfin l’occasion de se produire. Lorsque 1848 inaugura le suffrage universel et direct, M. de Tocqueville obtint, dans son canton, le suffrage unanime des électeurs, et il entra dans l’Assemblée constituante par la porte sans tache de la plus évidente et de la plus légitime popularité. Il ne la devait ni à l’excès des doctrines, ni aux efforts d’un parti puissant, ni à l’ascendant d’une grande fortune ; il la devait à ses vertus. Heureux le citoyen qui est élu ainsi au milieu des discordes civiles ! Plus heureux le peuple qui reconnaît et élit de tels citoyens sans se tromper d’une seule voix ! Mais oublierai-je un trait de cette élection ? Le jour où elle se fit, M. de Tocqueville s’était rendu à pied au chef-lieu de son canton avec le curé, le maire et tous les électeurs de sa commune ; accablé de fatigue, il se tenait appuyé contre un des piliers de la halle où le scrutin était ouvert ; un paysan, qu’il ne connaissait pas, s’approcha de lui avec une familiarité cordiale et lui dit : « Cela m’étonne bien, Monsieur de Tocqueville, que vous soyez